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Bernhard, Thomas

Ténèbres

C'est afin de mieux connaître l'homme et son oeuvre que Maurice Nadeau a demandé à Claude Porcell de composer le présent ouvrage. On y trouvera, outre les renseignements biographiques sur un auteur né en 1931 et qui a connu dans son pays un succès foudroyant dès les années soixante, ses discourss de remerciements (discours jugés scandaleux et méprisants) aux plus grands prix littéraires qui lui ont été décernés. Un autre texte de Thomas Bernhard, Trois jours, constitue le premier de ses récits autobiographiques. 264 p. (1986)

L’écrivain autrichien Thomas Bernhard est né le 10 février 1931 à Heerlen aux Pays-Bas, enfant illégitime d’un fils de paysan autrichien et de la fille d’un écrivain allemand. Il passe une grande partie de son enfance à Salzbourg auprès de son grand-père maternel. En mars 1938, l’Allemagne nazie annexe l’Autriche. Sa mère va s’installer en Bavière. C’est l’époque du nazisme triomphant et le début de l’enfer pour Thomas Bernhard. En 1943, son grand-père le place dans un internat à Salzbourg, où il vit la fin de la guerre. En 1947, Thomas Bernhard contracte une pleurésie. La carrière de Thomas Bernhard (250 articles, 5 recueils de poésie, 31 grands textes en prose et nouvelles, 20 pièces de théâtre) est émaillée de scandales, certains délibérément provoqués par l'auteur, et parfois liés aux nombreux prix littéraires que l'Allemagne et l'Autriche s'acharnaient à lui remettre. Il meurt le

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Extrait

PRÉFACE

Voici donc le premier livre, en France, sur Thomas Bernhard. C'est aussi, pour partie, un livre de Thomas Bernhard.

Un simple coup d'œil à la presse montre la récente et formidable poussée de l'intérêt que les lecteurs français prennent à cet étonnant Autrichien. Il reste paradoxalement très mal connu. On découvre en somme ce jeune auteur de cinquante-cinq ans qui est, dans les pays de langue allemande, une des figures les plus voyantes et les plus controversées de la scène littéraire. Les Éditions Gallimard ont publié depuis 1967 quatorze de ses romans et récits, et trois autres volumes sont en préparation. Depuis la diffusion de L’Ignorant et le Fou sur France-Culture en 1975, à l’initiative de Lucien Attoun, et la première mise en scène de ce texte par Henri Ronse en 1978 (six ans après l’Allemagne), on a monté sept de ses pièces de théâtre, dont quatre seulement ont paru à ce jour aux Éditions de l'Arche. Le tournant dans la perception que l’on a de Bernhard en France, la révélation, se situe manifestement au début des années 80, avec l’« autobiographie » suivie du Neveu de Wittgenstein (un succès de librairie) et de Béton. Mais il y a danger : les « informations » de l'autobiographie, dont la sincérité et la vérité ne prennent leur sens qu’à l'intérieur d'une mythologie, d'une géographie personnelles, poussent trop souvent à confondre l’œuvre et l’auteur, comme s’il n’y avait pas entre l’auteur et l’œuvre, et entre lui et nous, une œuvre précisément, une construction.

Lire, voir, entendre Thomas Bernhard — car ses textes sont essentiellement du théâtre et de la musique. Nous avons voulu modestement apporter au lecteur, au spectateur, à l’auditeur une information et quelques éléments de réflexion. En 1982 avait lieu à la Sorbonne (lieu bernhardien idéal !) avec le soutien de l’Institut autrichien qu’il faut remercier en la personne de son directeur, Rudolf Altmûller, une « Rencontre Thomas Bernhard » où lecteurs, amateurs, critiques, universitaires, gens de théâtre s’étaient retrouvés pour confronter leurs lectures. Certaines de ces idées, malgré le développement de l’œuvre, n’ont rien perdu de leur actualité ou de leur pertinence de fond. On en retrouvera ici quelques-unes. D'autres n’ont pu prendre place dans ce volume, mais la bibliographie permettra d’y accéder. Toutefois, c’est un regard neuf, une « autre lecture » que nous voudrions permettre. Des perspectives diverses s’expriment ici, littéraire, philosophique, sociologique, historique, des points de vue de « germanistes » et de « non-germanistes », de « journalistes » et d’« universitaires », en retenant de ce dernier qualificatif ce qu’il a, au fond, de meilleur : un certain sérieux malgré le dérisoire d’une entreprise de ce genre, s’agissant de Thomas Bernhard.

Après le dossier de Jean-Yves Lartichaux publié par la Quinzaine littéraire en 1981, Les Lettres Nouvelles / Maurice Nadeau songeaient à faire un nouveau point en offrant au public français cet instrument de lecture incomparable que sont les discours, les « petits » textes autobiographiques et les propos de Bernhard, qui parle comme il écrit, sur lui-même et sur l’activité de « quelqu’un qui écrit ». On trouvera d’abord ici, pour en faciliter la lecture, une chronologie comprenant une tentative d’esquisse biographique, des repères jusqu’à 1965 et un tableau synoptique des œuvres.

Puis des textes pour la plupart inédits en France, et qui sont dispersés dans les publications allemandes : l’essentiel des discours prononcés (ou non, tant ils provoquent à chaque fois le scandale) lors de la réception des nombreux prix dont Bernhard a été accablé ; le texte Trois Jours, une de ses premières esquisses autobiographiques; une approche par Bernhard de son Paysage d’enfance; une longue interview enfin (de 1979, mais toujours prodigieusement instructive) par André Müller, qui complétera provisoirement celle que Jean-Louis de Rambures a donnée dans Le Monde du 7 janvier 1983.

Un DOSSIER aussi descriptif que possible, mais procédant selon des « coupes », comme dirait le géologue, plutôt nouvelles en France et permettant d’éclairer des zones restées le plus souvent dans l’ombre. Poésie des débuts et autobiographie, romans et récits, théâtre : où en est-on aujourd’hui? Trois chapitres essaient de faire le point, sans clore le débat sur la distinction des « genres littéraires », aléatoire chez Bernhard.

Des réflexions, qui voudraient ne pas se limiter à certains aspects d’une œuvre en mouvement, ni à ses relations ambiguës avec ses propres références littéraires, mais essayer d’analyser le terreau sur lequel elle se développe, cette Autriche si courue ces derniers temps en France et cependant si mal connue.

Un essai plus ample tentant de définir la cohérence d’une œuvre à la fois massive, comme impénétrable, et qui semble fuir dans toutes les directions.

Une bibliographie française enfin, destinée à ceux qui ne lisent pas l’allemand et volontairement limitée pour leur permettre de trouver sans trop se perdre l’essentiel des informations et des interprétations parues en France.

Remercions les Editions Suhrkamp et Gallimard, en particulier Hélène de Saint-Hippolyte et Yannick Guillou ; André Müller et les Éditions Goldmann; la revue autrichienne Neues Forum, Les Cahiers du Groupe (Belgique), la revue Repères (Lausanne), la revue Austriaca et Gerald Stiea (Rouen), VInstitut d’Études germaniques de Paris-Sorbonne et l'Institut autrichien de Paris.

Claude Porcell Mai 1986

 

EXTRAIT

LE FROID AUGMENTE AVEC LA CLARTÉ
(1965)

Honorable assistance,

Je ne peux me satisfaire de votre conte des Musiciens de Brême ; je ne veux rien raconter ; je ne veux pas chanter ; je ne veux pas prêcher, mais c’est vrai : les contes ne sont plus de saison, ni les contes sur les villes ni sur les États ni tous les contes scientifiques ; même les philosophiques ; il n’y a plus de monde des esprits, l’univers lui-même n’est plus un conte ; l’Europe, la plus belle, est morte ; voilà la vérité et la réalité. La réalité, comme la vérité, n’est pas un conte, et la vérité n’a jamais été un conte.

Il y a cinquante ans encore l’Europe était un vrai conte de fées. Beaucoup aujourd’hui vivent dans ce monde de conte de fées, mais ceux-là vivent dans un monde mort et il s’agit d’ailleurs de morts. Celui qui n’est pas mort vit, et pas dans les contes ; celui-là n’est pas un conte.

Moi-même, je ne suis pas un conte, je ne sors pas d’un monde de conte de fées ; j’ai dû vivre dans une longue guerre et j’ai vu mourir des centaines de milliers de gens et d’autres continuer en passant sur leurs cadavres ; tout a continué, dans la réalité ; tout a changé, en vérité ; en ces cinq décennies où tout s’est révolté et où tout s’est transformé en la réalité et en la vérité, je sens que j’ai toujours plus froid tandis qu’un vieux monde s’est transformé en un nouveau monde, une vieille nature en une nouvelle nature.

Vivre sans contes de fées est plus difficile, c’est pourquoi il est si difficile de vivre au XXe siècle ; nous ne faisons d’ailleurs plus qu’exister ; nous ne vivons pas, personne ne vit plus ; mais il est beau d’exister au XXe siècle ; d’avancer ; vers où ? Je ne suis, je le sais, sorti d’aucun conte de fées et je n’entrerai dans aucun conte de fées, voilà déjà un progrès et voilà déjà une différence entre hier et aujourd’hui.

Nous sommes sur le territoire le plus effroyable de l’Histoire tout entière. Nous sommes terrifiés, et terrifiés en tant que matériau à ce point monstrueux de l’homme nouveau et de la connaissance nouvelle de la nature, du renouvellement de la nature ; tous ensemble nous n’avons rien été d’autre pendant ce demi-siècle qu’une grande douleur ; cette douleur aujourd’hui c’est nous ; cette douleur est maintenant notre état d’esprit.

Nous avons de tout nouveaux systèmes, nous avons une toute nouvelle vision du monde, et une toute nouvelle, effectivement la plus remarquable vision du monde qui entoure le monde, et nous avons une morale toute nouvelle et nous avons des arts et des sciences tout nouveaux. Nous avons le vertige et nous avons froid. Nous avons cru que nous allions, puisque nous sommes finalement des hommes, perdre l’équilibre, mais nous n’avons pas perdu l’équilibre ; et nous avons tout fait aussi pour ne pas mourir de froid.

Tout a changé parce que nous l’avons changé, la géographie extérieure a tout autant changé que l’intérieure.

Nous plaçons maintenant très haut nos exigences, nous ne saurions placer nos exigences assez haut ; aucune époque n’a placé ses exigences aussi haut que la nôtre ; nous existons déjà dans la folie des grandeurs ; mais comme nous savons que nous ne pouvons ni tomber ni mourir de froid, nous n’hésitons pas à faire ce que nous faisons.

La vie n’est plus que science, science tirée des sciences. Nous voilà soudain dissous dans la nature. Nous sommes devenus familiers des éléments. Nous avons mis la réalité à l’épreuve. La réalité nous a mis à l’épreuve. Nous connaissons maintenant les lois de la nature, les Hautes Lois infinies de la Nature, et nous pouvons les étudier dans la réalité et en vérité. Nous n’en sommes plus réduits à des suppositions. Nous ne voyons, quand nous regardons dans la nature, plus de fantômes. Nous avons écrit le chapitre le plus audacieux de l’histoire du monde ; et cela chacun de nous pour soi dans la terreur et la peur mortelles et aucun selon sa volonté, ni selon son goût, mais selon la loi de la nature, et nous avons écrit ce chapitre derrière le dos de nos aveugles de pères et de nos idiots de professeurs ; derrière notre propre dos ; après tant de chapitres infiniment longs et fades, le plus court, le plus important.

Nous sommes terrifiés par la clarté qui constitue soudain notre monde, notre monde scientifique ; nous gelons dans cette clarté ; mais nous avons voulu ce froid, nous l’avons suscité, nous ne devons donc pas nous plaindre du froid qui règne maintenant.

Le froid augmente avec la clarté. Désormais régneront cette clarté et ce froid. La science de la nature sera pour nous une clarté plus haute et un froid bien plus hostile que nous ne pouvons l’imaginer.

Tout sera clair, d’une clarté toujours plus haute et toujours plus profonde, et tout sera froid, d’un froid toujours plus effrayant. Nous aurons à l’avenir l’impression d’un jour toujours clair et toujours froid.

Je vous remercie de votre attention. Je vous remercie de l’honneur que vous m’avez fait aujourd’hui.