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Dufourquet, Christian

Mourir dormir tuer peut-être

Un texte insolite d'une intense et noire poésie. Deux personnages se meuvent dans un espace mal défini, un homme et une femme dont on ne sait rien, sinon que la femme a probablement été tuée par l'homme , pourquoi et quand on ne sait pas. La scène est à la fois mouvante et figée, la traversent un lit, des arbres, un tableau, des flammes, un miroir et d'autres objets qui paraissent suspendus dans le Néant... Texte suivi d'un entretien de l'auteur avec le Professeur François-Bernard Michel. 83 p. (2003)

Christian Dufourquet est né à Oloron Sainte-Marie. Après de nombreuses années passées en Afrique noire il vit actuellement à Montpellier. Il a publié plusieurs recueils de poèmes aux Editions Saint-Germain-des-Près et dans les Collections du Pont de l'Epée et du Pont sous l'Eau (Guy Chambelland)

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Extrait

C’était comme si quelque chose caillait contre son cœur. Il n’y avait presque pas de mots pour décrire cela. L’instant d’avant tout allait bien, elle dormait, elle rêvait, puis ça l’avait pris, quelque chose qui boursouflait contre son cœur. Comme si elle avait le sein empli de lait. Comme si ce lait caillait sur les lèvres d’un nourrisson qui la tétait de l’intérieur, pensa-t-elle en éprouvant une immédiate sensation de nausée. Tout y était, le poids, cette odeur dont elle ne pouvait se débarrasser. Comment échapper, d’ailleurs, à l’emprise d’un nourrisson qui vous suit pas à pas, et pour cause, puisque c’est en vous que remuent les lèvres d’entre lesquelles vous arrachez vos pas. Elle sentait ses yeux picoter, la brûler — mais elle ne pleurait pas. Comme si elle n’avait plus d’yeux pour pleurer, et à leur place rien qu’une fente brumeuse, une sorte de mousse affreuse qui flottait et se déchirait, l’œil d’un caïman se dit-elle en se sentant tout à coup pareille à un bout de bois ouvert à une extrémité, par où elle pouvait voir ce qui l’entourait. Ce n’était pas possible, son œil ce n’était pas cela, quelque chose de mort et ouvert à la fois, une sorte d’écaille vitreuse qui ne voit que ce qu’elle reflète, une proie plus ou moins proche, plus ou moins mobile dans la nuit... Bientôt elle tomberait, ici ou dans la rue, et personne ne serait là pour la ramasser, ou trop de monde, beaucoup trop de monde, songea-t-elle en frissonnant... Voyant avec une absolue netteté la scène, la bousculade autour de son corps allongé, le cercle de visages qui se pressent et ondulent et parmi eux celui plus vide, plus vaste, d’un homme qui se penche et fouille dans le sac de chair molle qu’elle sent peser et s’ouvrir contre son cœur... Soudain rassérénée à la pensée de cet homme qui plonge ses doigts dans la poche rouge et béante à la fois... Se laissant dériver inerte et souriante entre deux eaux, savourant le contact de cette main coupée du reste du monde qui s’éloigne. Elle plongea plus profond, entraînant avec elle la main puis le bras qui se détacha d’une manche qui battit au loin, la gifla une fois, deux fois, avec dégoût elle la reconnut, c’était celle de son vieux peignoir de bain dans les plis duquel elle se débattait, qu’elle n’arrivait pas à enfiler malgré tous ses efforts, à chaque tentative la manche cassait, retombait, désespérée elle renonça, bien réveillée maintenant, allongée au centre de la pièce. Une pièce pas encore écrite, pensa-t-elle, ou bien écrite mais non représentée. Comme si elle n’était là, allongée froide et nue sous un globe laiteux qui répandait une lumière vacillante, que pour souffler son rôle à quelqu’un qu’elle ne voyait pas.