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Dana, Catherine

En attendant l'Amérique

La vie quotidienne aux Etats-Unis par une jeune Européenne provisoirement immigrée. Serveuse de restaurant, vendeuse de posters dans la rue, voyageuse en Californie, étudiante à Yale, amoureuse de New York, tentée par la facilité de devenir légalement américaine. Autant de scènes au plus près des faits, dans un langage exact, donnant au lecteur l'impression d'un monde neuf et même différent de celui qu'on connaît par les écrivains américains eux-mêmes. 220 p. (2004)

Née à Nice, Catherine Dana, enseignante, habite Paris. Elle a vécu plusieurs années aux Etats-Unis. Docteur de l'Université de Yale (USA), elle a ensuite enseigné à l'Université de Genève et a été chargée de cours à l'Université de Paris 8 en 1998. En attendant l'Amérique est son premier roman. Elle a publié par la suite Première suée de sel (Fayard, 2006).

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Extrait

I Ham Heaven

L’Amérique est un film. C’est un pays qui est cinéma. (...) Lorsque je suis arrivé à New York, je n’ai donc éprouvé qu’un sentiment de déjà-vu. Chaque silhouette, chaque coin de rue, chaque séquence de vie ressemblait à ces bouts de film non utilisés au montage, qui traînent par terre. Romain Gary, La Nuit sera calme.

Elle fut à Ham Heaven un peu avant sept heures. Il faisait encore nuit. Elle poussa la porte et se glissa à l’intérieur d’une salle sombre et silencieuse que seuls quelques cochons en néons verts et roses éclairaient. Une toque blanche sur la tête, un Noir s’activait derrière le comptoir. Elle s’approcha de lui.

« Bonjour ma jolie, avance, avance, t’es encore une nouvelle, je parie. Attends là, quelqu’un va arriver. Moi c’est Larry Brown le cuisinier, et à vrai dire l’homme essentiel de ce petit groupe, et maintenant que j’y pense, le seul homme essentiel, j’ajouterais même indispensable, mais ça, personne ne l’admettra. »

Il parlait vite. Elle lui sourit à tout hasard. Il secoua la tête.

« Poupée, je sais bien que tu ne piges pas un mot de ce que je dis, je suis un éternel incompris, tiens prends un café. »

Elle le remercia et entoura le gobelet chaud de ses mains.

« Ah, te voilà. Pas le temps de lambiner. Va te changer. Les premiers clients arrivent dans cinq minutes. »

Kathy lui tendit un petit tablier vert pomme agrémenté d’une tête de cochon blanche brodée sur le coin gauche et de trois poches sur le devant, une grande et deux moyennes. Pour y mettre les pourboires peut-être. Ainsi que son carnet de commande tout neuf aux feuilles vertes et blanches. Et sûrement le tire-bouchon. Elle alla s’enfermer dans les toilettes pour se changer. On lui avait demandé l’uniforme apparemment de rigueur dans les restaurants new-yorkais : pantalon noir et chemise blanche. Vu l’état de l’endroit, ce n’était pas la peine de faire tant de chichis ; elle dut sauter à cloche-pied afin que ses vêtements ne risquent pas de toucher le sol, respirer par la bouche et de toute façon penser à autre chose.

La veille, quand elle était allée chercher son amie Paula à la fin de son service, elle était tombée sur une scène épique de hurlements gros mots et expressions corporelles qui se conclut par le renvoi de Paula. Puis, l’autre, massive, s’était avancée vers elle qui attendait paisiblement la fin de la tempête dans un coin, et l’avait embauchée. Comme ça. Elle n’avait presque pas eu besoin d’ouvrir la bouche.

« Eh vous là, vous pourriez être serveuse ? » Elle avait failli tourner la tête pour voir si quelqu’un se tenait derrière elle.

« Oui. »

« Il faudra commencer demain matin. »

« Je peux. »

Et puis :

« Merci. »

Rien de trop sophistiqué.

Elles étaient sorties du restaurant bras dessus, bras dessous et avaient éclaté de rire dès la porte fermée. Mais Paula l’avait prévenue que les serveuses ne faisaient pas long feu à Ham Heaven.

« Ce n’est pas grave, j’ai besoin d’un boulot pour partir en Californie. »

« Pas sûr que tu tiennes autant de temps. Et comme ils ne payent pas des masses... »

« Paula, c’est autant pour gagner du blé que pour bosser dans un lieu comme celui-là. Rien que la pensée que je travaille au Paradis du Cochon, sans doute l’endroit le moins cacher de New York, me console définitivement du salaire. » C’était ce qu’elle avait voulu, être serveuse à New York, dans un boui-boui, un plateau posé sur la paume de la main comme sur la pochette de Breakfast in America de Super Tramp. Pas un rêve américain trop ambitieux mais d’un cocasse intégral, tels qu’elle les aimait. Et, les rêves américains n’ayant acquis leur célébrité que parce qu’ils se réalisaient toujours, elle se retrouva, par un concours de circonstances bizarre, serveuse dans une gargote new-yorkaise, peu de temps après son arrivée dans une ville qui la désorientait complètement.

Le jour d’avant, elle avait été fière d’avoir décroché ce job. Mais le hasard et l’inouï ordinaire qui toujours la guidaient, il faut pouvoir les assumer. Et pour l’heure elle n’en menait pas large. Contrairement à la plupart de ses copines, elle n’avait jamais été serveuse et craignait qu’on lui demande de porter plus de deux assiettes à la fois. Et puis, il ne valait sans doute mieux pas que Kathy, qui trônait maintenant derrière la caisse comme si des centaines de clients envahissaient déjà le restaurant, s’aperçoive que son anglais était au mieux rudimentaire.

Elle ne savait pas ce que tout le monde soupçonnait déjà et Kathy la première, qu’elle avait moins de ressemblance avec ses modèles désinvoltes à la personnalité trempée, le crayon fiché derrière l’oreille et le poing sur la hanche — what’s for you, sir ? — , qu’avec Peter Sellers, l’inspecteur Clouzot de la Panthère rose. Elle ne le connaissait pas encore mais pourrait un jour réciter toutes ses répliques par cœur vu qu’il articulait l’anglais avec un terrible accent français dont les Américains se délectaient.

« Allez, prends ce client ! »

Son baptême du feu, un homme très blanc et un peu spongieux, étudiait l’immense menu du Ham Heaven. Encore caché derrière le mètre carré plastifié blanc imprimé en vert, exact négatif des tabliers, et sans lui jeter un regard, il commanda. Ou plutôt elle pressentit que c’était une commande, cela en avait l’allure : le ton était définitif et, à la fin de la phrase, les mains boudinées décorées d’une chevalière au petit doigt de la main droite et d’une alliance à l’annulaire gauche rendirent le menu tandis que les yeux, peu adaptés semblait-il à la lumière du jour, retournèrent au journal plié comme un origami pour tenir exactement entre le bord de la table et l’assiette. Elle se racla la gorge et lui fit répéter une première fois, jetant en phonétique sur son carnet de commande les bribes qu’elle saisissait.

« Number two, over, easy, H brown, ail, weet, OG, coffee. » mitrailla-t-il à balles molles en ne déplaçant pas les yeux de son journal.

Elle n’était sûre que du café. Elle essaya une deuxième fois.

« Number two, over, easy, H brown, ail, weet, OG, coffee. »

Son ton ne changea pas mais il tourna les yeux vers elle et son regard exprima, c’était bien le comble, un début de panique à l’idée qu’on ne le comprenne pas. Peut-être qu’entre sa maison et son bureau il avait été kidnappé par un peuple étranger qui avait reproduit son restaurant à l’identique mais ne parlait pas sa langue. Elle fit mine de compléter sa fiche pour ne pas prendre le risque d’accrocher l’attention de Kathy qui, elle était sûre, l’épiait, et le rassura du mieux qu’elle put en s’éloignant à reculons un sourire aux lèvres. Encore soupçonneux, les yeux mi-clos, il la suivit du regard, puis lentement retourna à son journal.

Très inquiète, complètement affolée même, adieu Breakfast in America, elle se pencha au-dessus du comptoir où officiait Larry. Il la regarda et lui sourit de gentillesse.

« Larry, je m’excuse, je ne comprends rien à ce qu’il dit, j’ai tout écrit mais... »

Le premier miracle fut que cet homme-là comprenne son anglais à elle, elle qui ne comprenait pas son anglais à lui.

« Tu as tout écrit ? »

« Oui, mais ça n’a aucun sens, et je ne peux vraiment pas lui demander une troisième fois. »

« OK, relax et lis-moi la fiche. »

Elle lui lut la commande et Larry dit tout simplement :

« D’accord, ça marche. »

Il retourna à ses spatules grands bols sel et poivre comme si effectivement ça marchait. Elle était bien dans un film.

« D’accord » ? Eh quoi, elle allait devoir pour chacun des clients écrire une espèce de message codé, le donner à Larry qui le décrypterait et dirait « d’accord ! » ? Et si, et si tout d’un coup il y avait une variation ? Et si...

Larry se retourna et la vit là, figée devant le comptoir.

« Oh baby, baby, baby, qu’est-ce qu’on va faire de toi ? OK, passe-moi un menu. »

Il s’efforça de parler très lentement alors que des tas de petites fiches s’amoncelaient devant lui.

« On va prendre la commande de ce type, tu vas comprendre tout de suite. Il a demandé un numéro 2 ; cela correspond au type de petit-déjeuner qu’il veut, il y en a huit, chaque numéro propose un choix qu’il faut que le client te précise ou que tu le lui fasses préciser. »

Elle opinait de la tête, les yeux fixés sur les lèvres charnues de Larry. La vision fugitive d’une scène de Hair où un groupe de recruteurs blancs de l’armée chante : « Black boys are delicious... » en tapant des pieds sous la table lui fit perdre une seconde le fil.

« O K, donc, over easy, c’est la cuisson des œufs, très important ça. Tu peux encore tomber sur sunny side, scrambled, euh, et sunny side up. D’accord ? »

Malgré ses efforts et ceux du cuisinier, elle ne comprenait pas tous les détails, mais elle avait saisi qu’on parlait d’œufs et que ce mystérieux « over easy » correspondait tout bonnement à « œufs au plat » ou « brouillés », elle ne connaissait que ces deux espèces et cela n’avait de toute façon aucune importance du moment qu’elle entendait ce qu’on lui disait. Elle se contenta donc d’enregistrer les sons principaux.

« Tu as écrit aytch brown. C’est hash browns et c’est les patates. »

Le client avait dit hash avec un h aspiré, elle avait entendu « ash » et avait inscrit un H que Larry lisait en anglais, donc « aytch ». Mais visiblement ce n’était pas le moment approprié d’expliquer la confusion linguistique, bien qu’elle la trouvât comique. Il fallait se concentrer, ils en étaient aux pommes de terre qui ne s’appelaient pas pommes de terre.

« Tu es fâchée avec l’alphabet dis donc, ce n’est pas O.G. c’est O.J. et c’est orange juice. Et whole wheat, pas ail weet, c’est le type de pain... » « Ah oui du pain complet. »

Elle était tellement heureuse d’avoir enfin compris quelque chose qu’elle avait parlé français. Larry haussa les sourcils.

« Comme tu veux. Mais quoi qu’il en soit, dès que tu as un moment tu dois apprendre le nom des pains et en proposer le choix au client. »

Il y avait là un nombre impressionnant de miches, toutes de couleurs et de formes différentes.

« Et tout ça en souriant », finit-il en lui faisant un clin d’œil hilare et compatissant.

Cependant la prophétie extraordinaire de Larry, à la pause de onze heures, autour d’un café transparent, s’était révélée exacte : elle avait appris et compris. Au bout de deux ou trois jours, elle sut même écrire le tout en une jolie colonne bien rangée (#2, OE, HB, OJ, WW) tout en parlant à plusieurs clients à la fois. Elle n’avait plus peur que Kathy, qui fonçait sur elle à tout propos, examinât ses fiches. De temps en temps, Larry lui offrait un « silver dollar », un tout petit pancake. Elle avait maîtrisé la première étape. On la fit passer à la seconde, le déjeuner.

Là c’était une autre paire de manches. Leur première tâche consistait à dresser les tables, c’est-à-dire se coltiner à tour de rôle la corvée du ketchup. En effet, et la démonstration est simple, la bouteille de ketêhup a un goulot très étroit et pourtant on la remplit à partir d’une énorme boîte de conserve. L’idée est de trouver le flot exact qui permettrait à un filet de ketchup d’une taille légèrement inférieure au goulot de couler de la boîte à la bouteille, et surtout ne pas bouger ou trembler si on ne veut pas ensuite essuyer les étiquettes, la toile cirée à carreaux verts et blancs, ses mains et éventuellement son tablier et sa chemise. Les chanceux, eux, plaçaient sur les tables les cornichons, le sel, le poivre et le sucre. Ensuite, il fallait se préoccuper de la préparation de tout ce que les serveurs faisaient eux-mêmes pendant leur service, en particulier les salades qui accompagnaient le porc, Larry ne s’occupant que du grill. Ils devaient remplir des containers de quartiers de tomates, de carottes, de tranches de concombres, de maïs, de pommes de terre bouillies et d’œufs durs, de salade de pommes de terre ou d’œufs (les mêmes noyés dans la mayonnaise). Ils en faisaient des quantités industrielles, ils coupaient et râpaient et mélangeaient de onze heures à onze heures trente. Et pourtant, au moment du coup de feu, tout manquait comme par enchantement et les serveurs s’étripaient à voix la plus basse possible.

Enfin, il restait à se battre pour la partie de la salle attribuée à chacun. Ce n’est pas facile de s’imposer quand on ne comprend pas ce que disent les autres, et qu’ils ne vous comprennent pas non plus. Ou font semblant. Elle était souvent reléguée au comptoir. Quand elle réclamait le coin près de la fenêtre, celui qui rapportait le plus de pourboires et qui normalement devait tourner entre les serveurs, Barbara de la Barbade la serveuse en chef, la plus ancienne, la regardait comme si elle était une demeurée, Orna l’Israélienne, son âme damnée, allait fumer une clop, Bob de l’Idaho continuait à lire la page des sports sans broncher tandis que Linda la Colombienne en profitait pour se remaquiller. Quant à Angus l’Anglais, il détestait les Français, tous les Français, comme si on faisait encore la guerre de Cent Ans. Pour lui, elle était the Frog, la grenouille et représentait à elle seule le peuple honni. Barbara exprimait tous les jours une version du consensus :

« Tu es beaucoup trop lente encore et tu ne connais toujours pas le nom des desserts. »

C’était vrai. Elle avait eu beau les marquer et essayer de les apprendre par cœur, aucun ne rentrait sauf la tarte aux pommes. Elle ne comprenait pas le concept du gâteau à la courge, à la viande, ou, pire, à la boue. Les clients étaient obligés de l’accompagner devant la vitrine réfrigérée pour lui montrer du doigt leur gâteau préféré ou, souvent par manque de temps, d’adopter le seul dessert qu’elle arrivait à prononcer. S’armant d’une patience rageuse, elle se disait que si elle n’était pas renvoyée avant, une plus nouvelle qu’elle prendrait un jour sa place.

En attendant, elle n’était pas de force à lutter et, sans se l’avouer, elle aimait bien travailler au comptoir. Tous les paumés se retrouvaient là jour après jour, et chacun d’eux avait une histoire de Française à lui raconter. Ils en avaient aimée une ou elle les avait aimés ou ils l’avaient aperçue pendant la guerre et s’en souvenaient avec émotion. Ou n’importe quoi, du moment que quelqu’un les écoutait. Ou en avait l’air. Maintenant elle connaissait les grandes lignes surtout qu’elles étaient quasiment hurlées pour battre les « Jingle Bells » et « Douce Nuit » qui passaient en boucle à toute berzingue. Parfois, le petit appareil à un dollar dissimulé derrière le sapin illuminé, lui-même coincé derrière Kathy, butait sur un des morceaux. De quoi devenir fou. Seule consolation : ils ne connaissaient pas « Petit Papa Noël ». Tout en écoutant ses piliers de comptoir, elle continuait à servir, préparer les salades qu’on lui demandait puisqu’elle se tenait juste devant les containers, et échanger des roucoulades préenregistrées avec Larry.

« Trésor, est-ce que tu crois à l’amour au premier regard ? »

« Dis-moi Larry, tu me fais des infidélités, je t’ai entendu déjà dire ça à Linda tout à l’heure. »

« Oui, ma douce, mais j’ai un cœur immense, et vous êtes toutes si belles. »

Une valse viennoise rythmant une mêlée de rugby.

Sa tâche préférée était de veiller à ce que les tasses en porcelaine blanche striées de fêlures brunes ne soient jamais vides. Un pot au couvercle marron à la main droite — le café —  et un autre au couvercle orange à la main gauche — le déca —, elle naviguait le long du comptoir, élégamment espérait-elle, pas avachie comme dans les films noirs où les serveuses sont au bout du rouleau, il ne fallait pas pousser le rôle trop loin quand même. Elle était aux États-Unis pour jouer ce rôle-là certes, mais bien d’autres encore. Elle serait l’aventurière sublime saisissant toutes les opportunités ; elle se voyait sur une scène de music hall, un micro à la main, croisement improbable de Janis Joplin et Barbara Streisand ; elle traverserait le pays en lonesome cow-boy, à la recherche des images qu’elle avait collectionnées, John Wayne, Chandler, Gary Cooper, Monument Valley, motels sur le bord de la route, images remâchées et pourtant inlassablement neuves. Elle était venue là pour rencontrer son Amérique, une Amérique grandiose, immense, une Amérique dont la seule évocation recouvrait la musique, le caquetage insensé des clients, les coups de gueule de la grosse Kathy et les « chérie calme-toi voyons » de Roger son petit mari, pourquoi faire original quand le banal était tellement fantaisiste ?

Les clients au comptoir continuaient à parler comme si elle était constamment en face d’eux, comme si elle n’était là que pour eux. Elle attrapait des bribes de temps en temps et reconstituait l’histoire ou plutôt vérifiait qu’il n’y avait pas de modification majeure. Mais non, tout était pareil. Sans doute ne se rendaient-ils même pas compte que c’était elle qui était là tous les jours. Une Française derrière le comptoir d’une gargote minable, perdue au milieu du quartier des affaires de New York, quoi de plus courant ?

« Oh vous êtes française ! ? » (oui, comme hier). « J’ai connu une Française, quand j’étais mobilisé en France. » (Oh non ! Laissez-moi deviner, elle s’appelait Arlette.) « Elle s’appelait Arlette, elle m’a aimé. Une vraie femme Arlette. Je n’en ai jamais plus rencontré de pareille. »

« Et pourquoi vous n’allez pas la retrouver ? » « Je suis marié aujourd’hui, ce n’est plus la même chose. »

Et elle remplissait la tasse de café pour la énième fois. Elle avait cru d’abord que c’étaient de pauvres types attendant, assis au comptoir, que le temps passe. Mais elle s’était rendu compte que parfois ils avaient un travail, camionneur, caissier de supermarché, liftier. Pour eux, durant un instant, les tabourets en skaï vert sur lesquels, vaincus, ils étaient perchés, se changeaient en fauteuils profonds recouverts de velours rouge, et ils se repassaient, grâce à cette Française soudain posée dans leur restaurant familier, quelques images de leur vie passée, ensevelies depuis longtemps sous le poids du normal et du « c’est comme ça ». Sous la touche légère du hasard, le cristal de leur nostalgie, protégé jusqu’alors par la gangue mille-couches du quotidien, craquait en de multiples fêlures, les laissant les yeux perdus au-dessus d’un café tiède. Elle représentait pour eux le suprême exotisme, le romantisme échevelé, elle était l'ailleurs, mais aussi rien qu’un mirage qui prenait forme douloureusement derrière le comptoir du Paradis du Cochon. Elle était devenue, déjeuner après déjeuner et seulement durant ce bref moment, leur Française privée, la chair de leurs rêves, de même que l’écran sur lequel passait le film de leurs désirs inaccomplis et abandonnés au bord de la route, une route qu’ils avaient renoncé, un jour, à prendre. Elle était la vie qu’ils avaient attendue en vain, et leur jeunesse perdue à jamais.

Lorsqu’elle quittait Ham Heaven et plongeait dans New York, elle se disait que de la pochette de Super Tramp elle avait pénétré dans un tableau de Edward Hopper. Classe ! Du moment qu’elle s’imprimait dans l’image, cela lui convenait.