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Trigano, Patrice

Artaud-Passion

Cette pièce de théâtre met en scène la jeune Florence Loeb et Antonin Artaud vieillissant. Un saisissant hommage au "Théâtre de la cruauté". Le texte de la pièce est précédé de Mensonge exquis (Genèse d'une pièce) par l'auteur. Ouvrage illustré de photos rares d’Artaud et des répétitions de la pièce. Création en juillet 2016 au Festival d'Avignon.

Patrice Trigano, galleriste réputé, est l'auteur de nombreux essais et romans. Dernière parution : L'Oreille de Lacan (2015)

Extrait

JOUVET :

Voyons, voyons, Artaud. Les Cenci. Oui, Les Cenci. Vous en faites une adaptation, mais ce doit bien être la cinquième, ou la sixième peut-être, qui ait été écrite d’après une intrigue issue, si je ne m’abuse, des chroniques judiciaires italiennes du XVIe siècle. N’y en a-t-il pas une de Shelley et une de Stendhal ? Ne pensez-vous pas, mon cher, que tout cela est suffisant ? 

 

ARTAUD :

Monsieur Jouvet, ce n’est ni la cinquième, ni la sixième, mais la quatorzième adaptation de cette histoire. Et cela n’a strictement aucune importance car je n’ai ni adapté Shelley ni imité Stendhal. Ma pièce ne ressemble pas plus aux Cenci de Shelley que l’Andromaque de Racine ne ressemble à l’Hécube d’Euripide dont elle est inspirée. Le texte de la pièce n’a d’ailleurs qu’une importance relative. 

 

JOUVET :

C’est bien la première fois que j’entends cela dans la bouche d’un auteur. Le texte n’a pas d’importance, donc ? 

 

ARTAUD :

Ce qui compte le plus pour moi, c’est ce que j’entends faire de cette pièce, je l’ai écrite en fonction de la mise en scène que je prévois. 

 

JOUVET :

Une mise en scène qui précède l’écriture d’une pièce, ah oui !

 

ARTAUD :

Avec le théâtre de la cruauté, je veux débarrasser le théâtre des miasmes du langage et des relents ennuyeux de la psychologie. J’en ai assez de ce théâtre pseudo-intellectuel qui ne s’adresse qu’à l’esprit. Le théâtre de la cruauté va désormais s’adresser aux nerfs et au cœur et non plus qu’à l’esprit. Le théâtre doit nous rendre tout ce qui est caché dans les profondeurs de notre être. Il faut mobiliser la peur, expulser la violence, cesser de considérer le théâtre comme un lieu de réflexion ou de distraction.

Je veux un théâtre de sang par lequel chaque représentation transformera celui qui joue et celui qui voit jouer. Il faut solliciter les sens et révéler l’amour, le crime, la guerre et surtout la folie dans les aspects les plus sales, les plus honteux, les plus odieux. 

 

JOUVET :

Artaud, que me contez-vous là ? Tout le répertoire théâtral ne parle que d’amour, de crime, de guerre. En quoi pensez-vous faire mieux que Racine, que Corneille ou Shakespeare ?

 

ARTAUD :

Je ne pense pas faire mieux qu’eux. Je pense faire autrement. Je veux par exemple installer le public au milieu de la salle et le spectacle autour. 

 

JOUVET :

Autour, autrement…

 

ARTAUD :

Je veux pénétrer par le théâtre tout ce qu’il y a d’obscur, d’enfoui, d’irrévélé. Je veux dire l’innommable, l’ineffable, et montrer l’invisible. Pour exprimer la terrorisante apparition du mal, je veux utiliser le langage des signes, des symboles, de l’allégorie. 

 

JOUVET :

Pensez-vous vraiment que je fasse autrement ? 

 

ARTAUD :

Je ne veux plus d’un théâtre qui imite la vie, je veux un théâtre qui refait la vie.

Je veux par le théâtre, mon théâtre, le théâtre de la cruauté, que s’opère le sacrifice expiatoire de la vie. Je veux inclure de la tempête, des éclairs, du tonnerre, d’insupportables sifflements. Je veux semer la terreur dans la salle, créer la panique. Je veux que les acteurs sortent d’eux-mêmes et que ma pièce prenne l’agressivité d’une charge de police. Je veux faire monter la tension jusqu’à son paroxysme. Plonger la salle dans l’inconfort, lui donner le vertige. Agresser les spectateurs pour qu’ils ferment les yeux, se bouchent les oreilles… et tant mieux si certains vomissent. Ce sera ma victoire !

Je veux que le spectateur en sorte transformé… Un jet de vitriol, Monsieur Jouvet… de vi-tri-ol.