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Yaïch, Jean-Louis

Alger sans moi

Aux dernières heures de l’Algérie française, un médecin cabaliste décide de rester à Alger avant de rejoindre femme et enfant en métropole. Alors que des règlements de compte sanglants scandent chaque journée, le médecin poursuit sa tâche humanitaire dans un quartier populaire d’Alger. Une mouche avalée par inadvertance lors d’une prière extatique, va faire basculer la vie de cet homme. Enfin c’est ce qu’il croit, en voyant s’accumuler une série d’événements auxquels il n’était pas préparé. Le récit se développe, tantôt truculent, tantôt tragique, dans un style alimenté par des situations rocambolesques jusqu’au dénouement final.

Successivement éditeur, directeur de collections, psychothérapeute et libraire, Jean-Louis Yaïch est  l’auteur d’un essai best-seller, Kilos de plume, Kilos de plomb, publié au Seuil en 1989. Alger sans moi est son deuxième roman.

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Toufik Hedna, président de l’association des Amis de l’Algérie, a rencontré Jean Louis Yaïch, auteur de « Alger Sans Moi » pour une interview qui s’est déroulée samedi 21 janvier 2017 à la librairie Le Failler.

http://amisalgerie.com/blog/2017/01/interview-de-jl-yaiche-a-rennes/

Extrait

Extrait 1

- I -

Je n’étais pas dans cet avion parti de Maison-Blanche . Je n’ai pas vu par le hublot la piste noire s’étendre au loin, ni les tôles vibrer, ni la masse relever ses nervures métalliques pour franchir, désinvolte, la Méditerranée. Sur le retour, quelques maisons claires et poussiéreuses défilent de chaque côté de ma voiture. Route connue, brusquement reconnue, l’œil étonné tout neuf. J’essuie machinalement le bord de mon veston parfaitement propre, resserre le nœud de ma cravate, il fait chaud et humide, trop chaud. Peu importe, je tiens aux apparences. Les apparences ne sont-elles pas une part de la réalité ?

Elles sont dehors.

Des femmes arabes parlent entre elles par petits groupes sur les trottoirs ou déambulent, nonchalantes, vêtues de draps immaculés, visage à demi masqué d’un voile qui se soulève et flotte déjà comme un drapeau d’indépendance.

Adieu, pays maudit de mes ancêtres. Adieu, mes amours, ma jeunesse. Adieu, chaque empreinte, chaque parcelle de moi que mes pieds ont laissées dans le sable fin, sur la plage de La Madrague, tout à côté d’ici. Cristaux brillants sous le soleil. Adieu chaque entaille éphémère imprimée en rouge sous mes talons par les rochers tranchants.

Lucie vogue dans les airs, accompagnée de notre fils Mickaël. Ils partent se réfugier en France, à Nice dans le sud, parmi les forêts de mimosas. La vie devient trop dangereuse en Algérie. Depuis les bombes posées au Milk-bar et à la cafétéria de l’Otomatic, on ne flâne plus en ville. Les sorties se limitent à la nécessité : les courses, le travail, si l’on exerce encore ce type d’activité. Chaque jour porte son lot d’assassinats, de fusillades et de ratonnades aveugles.

Je reste seul et je suis fatigué, lassé jusqu’à l’indifférence.

À quoi bon résister ?

Têtes tranchées, roulées dans la terre. Corps mitraillés, explosés. Ali la Pointe, Amirouche le terrible . Yacef Saadi. Cette belle silhouette de Zohra Drif, toujours fièrement dressée aujourd’hui. Ben M’Hidi, leurs amis et leurs bombes se sont tus, mais d’autres bombes et d’autres cris sont venus les recouvrir.

Le FLN et le GPRA  ouvrent le chemin et dirigeront bientôt nos destinées. Nous quitterons Alger au même titre que des colons ou de simples patos , touristes ou cousins de passage.

J’approche de mon immeuble, au 5 de la rue Charras, près du marché Clauzel. Est-ce encore chez moi ? Vais-je y trouver les pillards agités du Comité des Expulsions ? Vais-je y trouver l’œil réprobateur de mes grands-pères, arrière-grands-pères, trisaïeuls et consorts depuis cinq cents générations, me reprochant, accompagnés de la huée assourdissante de leurs femmes, d’abandonner nos marques sans combattre ? Encerclé. Femmes horribles. Elles me poussent de l’une à l’autre, me giflent, m’assurent que jamais je n’aurais dû sortir des profondeurs de leurs entrailles pour en arriver là. La plus grande et grasse, foulard noué juste au-dessus du front tatoué, crache à terre pour bien me signifier tout son mépris.

Pouah !

Je titube et puis me ressaisis.

Marché Clauzel aujourd’hui, à Alger.

Viandes et légumes, poissons frais.

Sur la place, dans l’espoir d’obtenir une pièce d’aluminium, un jeune enfant porte le couffin surchargé d’une Européenne sans âge qui revient de ses courses et le presse.

- Tu dors ou quoi, yaouled  ?

Un autre vend des cigarettes à l’unité, Bastos ou Globo, Gitanes papier maïs, avec ou sans filtre. Juste à côté de lui, son père propose des beignets tout en chantant : « c’est moi qui les fais, c’est moi qui les vends, c’est ma femme qui bouffe l’argent. » Le marchand de guimauve remonte sa gadouille d’une propreté douteuse, poussant son cri de guerre « kilomètres, kilomètres !  ». Il se mouche dans les doigts et les essuie l’instant d’après sur son tablier bleu. Tout va bien.

Les Roberval se balancent sans joie et oscillent sous leurs plateaux de cuivre. Algérie, algérienne ou française ? Elles hésitent et annoncent « 500 grammes bon poids ». Sans y croire. Les voitures klaxonnent, cinq ou six coups. Ta, ta, ta - ta, ta : Algérie française. Ta, ta, ta - ta, ta, ta : Algérie algérienne. Nous y voilà !

Pour ou contre ? Dieu seul connaît notre destin. Je me sens tout petit dans la tourmente.

Yaouled…

En Alger, les gamins courent partout. Ces mêmes gavroches indigènes qui me suivaient en dansant et se moquant lorsque j’étais enfant : « Smina , smina ! La grosse, la grosse ! Moha smina ! » Le féminin ajoute à l’injure la forte empreinte du déshonneur. Peureux, j’accélère le pas, tête baissée, c’est le prix que paient les fils de riches mal dégourdis et vaguement lourds lorsqu’ils se promènent seuls dans le quartier des pauvres. Morveux dépenaillés qui sautent et s’accrochent à un tram, en équilibre sur les tampons d’arrêt, défilent en bandes le long des rues, glissent sur des planches à roulettes fabriquées de cageots et ficelles ou cirent les rangers d’un para désœuvré et hautain malgré ses tout juste 18 ans.

À coup de bérets rouges, peut-être verts, Massu a gagné sa bataille d’Alger, nous y avons perdu notre âme. Nos frères hébraïques trop sages et parfois même timorés, se mêlent peu des affaires publiques, s’ils prennent parti, c’est à voix basse ou sans le dire. Ceux qui n’aiment pas les Arabes, généralement, n’aiment pas les Juifs non plus. 

Tout est sale, les rues sont sales, les employés de la voirie ont été affectés à d’autres corvées, plus urgentes, à moins que, face à tous ces départs, les effectifs viennent à manquer, ou alors que la blanche Alger ait toujours été sale, seulement nous ne le savions pas.

La pluie trop chaude s’enraye sur le crissement d’un embrayage défaillant, une vitesse criarde enclenche la suivante, un moteur tapageur change de régime. Quel silence au milieu de ce bruit !

Tout transpire, les vêtements me collent au corps. Chez moi, au deuxième étage du 5 de la rue Charras, dans la salle de bains sans fenêtre, je me déshabille et, complètement nu, regarde sur le miroir mon portrait et mon anatomie, bras ballants. Je vois un homme harassé, plus âgé, bien plus qu’il ne l’était hier.

Un doigt. Un doigt prudent descend tout au long de mon nez. L’œil indolent, je caresse ce large front déjà marqué de vaguelettes horizontales. Pas d’ancêtres et pas de Comité des Expulsions.

J’éprouve le besoin de me laver.

L’eau de la douche coule longtemps, très chaude, et laisse la pièce s’emplir d’une vapeur brûlante et salvatrice. J’aime ce ruissellement qui éprouve mes formes. Je deviens monts et vallées profondes, une étendue sauvage, inexplorée, voluptueuse. Je demeure immobile pour un temps, me parcourant d’un geste doux. Puis, pris d’une fureur inattendue, je frotte mon corps au rouge, jusqu’à ce que des boulettes de cellules mortes roulent sous mes paumes et libèrent mes pores. Je me sèche au crin d’alpha pour bien m’égratigner tout propre et sentir le picotement des petites griffures rubescentes sur une peau d’un naturel déjà bien carné.

Afin de refuser le cours des choses, et fermement, j’enfile dans la chambre des vêtements outrageusement élégants. J’éprouve quelques difficultés à me trouver un visage assorti : museau tendu, cou relevé pour le sourire, sourcils en bataille, sans plus. Je serai ce matin un de ces toubibs à nœud papillon et lunettes cerclées, coiffure lissée avec un léger désordre nécessaire pour parfaire mon style d’intello. Paraître le plus distant possible, forcer la mise pour m’éloigner de cette fange. Le geste juste, pour aligner, autour du col, les deux ailes pailletées de mon coléoptère de soie noire, ne s’impose pas tout de suite. 

Quand même j’ai de l’allure !

Sortir de ma demi-torpeur, jeter un œil à mon cabinet qui jouxte l’appartement. Rien ne presse, il est encore très tôt, je ne m’attends pas à trouver foule avant 9 ou 10 heures. À midi, je serai débordé. Les gens se lèvent, me semble-t-il, plus tard qu’avant.

Depuis ces derniers mois, les médecins européens ont déserté les quartiers populaires de Bab-El-Oued et de Bellecourt. Ils y subissent trop facilement le racket organisé par tous : le FLN, l’OAS ou quelques voyous se prétendant de l’un ou l’autre bord pour faire peur et couvrir des méfaits de simple droit commun. Ma belle clientèle du centre-ville huppé se mélange à la plèbe. Les patients, plus nombreux, sortis d’on ne sait où et quelquefois dépenaillés, ajoutent leur lassitude à ma fatigue.

 

***

 

Extrait 2

– II –

 

Vroom bzzz !

Je hais tous les diptères à balancier.

Ils sont trop agiles et je suis si lourd.

Je hais plus particulièrement les mouches comme celle qui à l’instant bourdonne, bleue, métallique, autour de ma tête, puis se pose invisible en un lieu inconnu, repart dans une nouvelle ardeur et tourne à angle droit, à seule fin de tourmenter ma pauvre joue en l’effleurant.

Plaff, ratée !

Pour me calmer, je reste assis devant mon bureau sans me soucier des derniers patients en attente de mon bon vouloir.

Attendre moi aussi, les yeux fermés, tenter de faire le vide et, selon l’enseignement d’Aboulafia, laisser le noir gommer cette frontière entre le monde et moi. M’immerger dans le néant. Disparition de toute conscience de soi. Me diriger vers le seul, le véritable accomplissement dans l’absence infinie de l’En Sof.  Frontières molles et fluctuantes. Une subtile membrane résiste encore avant que j’ose entreprendre l’envol, puis dehors et dedans se mélangent sans aucune barrière. Le tout, le rien se juxtaposent dans le désert immense de la kabbale pour me dissoudre dans l’absence et accueillir définitivement, derrière les paupières, Y. Yod, la première lettre du Tétragramme YHVH.

Trouver enfin ce Nom vénéré, le véritable Nom, Ton Nom !

YHVH, le Nom sacré de l’Éternel.

Inspirer, respirer.

M’aider en décrivant d’un mouvement de la tête ce simple signe, accorder ma respiration à chaque balancement qui entraîne le corps tout entier, bouche entrouverte pour prononcer la lettre. Le Yod dessine une flamme à peine incandescente. Je suis le Yod, ce Yod, cette flamme et cette incandescence.

Inspiration, expiration.

Expiration.

Abracadabra ! 

Y s’est installé, H commence à me rejoindre.

Le vrombissement de la mouche méphistophélique parvient à me distraire, mais V, plus fort que toute chose, s’impose sans soucis. Le dernier H se fige derrière mes prunelles obscures. Victoire, les quatre consonnes resplendissent ! J’arrive à les voir côte à côte bien alignées, de droite à gauche comme il se doit.

Reste à découvrir les voyelles qui, ductiles, se déforment.

Les faire tourner rapides et hésitantes sur l’affichage désinvolte d’une machine à sous. Bandit manchot sur la mécanique céleste. YHA, YHE, YHI, YHO…

Je suis l’Avant tout comme je suis l’Après et, sur le fragment d’une seconde à ressort, je perçois autour de moi, accompagné du claquement assourdissant de ses élytres, le tourbillon de la bébête hématophage. Deux cent cinquante millions d’années, deux cents battements par seconde.

Quelques milliards de claquements d’ailes.

L’empathie nous gagne, nous emporte.

Je suis la mouche guidée par mes appréhensions. Elle déchiffre toutes mes intimités et m’asservit. Sans un geste, sans un seul geste, je tente de l’attirer par l’unique force de ma pensée, puis de la repousser du bord de ma lèvre inférieure.

Vouloir et, au même instant, refuser.

Sentir ses pattes, toutes ses pattes — chacune armée de dizaines de pelotes adhésives portant leurs minuscules ventouses — se déplacer lentement à la lisière de ma muqueuse. Deviner ses organes olfactifs filiformes et ses yeux aux dix mille facettes explorant ma cavité buccale, un Eldorado vermeil et parfumé. Éprouver le frôlement infime de ses antennes velues et discerner dans une terrible certitude, tout à l’extrémité de sa trompe, le suçotement du labre, ce tube souple qui gonfle, se remplit et découvre la douce saveur de mon élément liquide resté irréprochable jusqu’à ce jour.

Elle tremble, agite vivement ses pieds menus et aussitôt s’immobilise. Je demeure impassible et tente encore, mentalement, de proclamer le Nom devenu improbable.

Y, A, H…

Violence d’une succion microscopique. Je louche, je bave. Elle ingère ma salive, c’est-à-dire une part de moi-même. J’arrive dans son premier estomac et finirai dans son énorme abdomen, avant que mes restes secs ne soient, petites boulettes noires posées sur une vitre, définitivement excrétés, par les spasmes d’un anus cauchemardesque.

Y, O, H…

La mouche bouge. Elle pénètre, marche sur une incisive, effleure ma langue en franchissant une molaire.

Inspiration, expiration.

Je ferme la bouche, respire par le nez, gonfle les joues pour l’étourdir et l’expulser d’un souffle brusque et puissant.

Tout le contraire.

Je serre les dents. Horreur ! Je sens le craquement sinistre de son corps chitineux entre mes deux mâchoires, puis l’écoulement, la dispersion dans ma salive de sa matière liquoreuse.

J’avale.

Je comprends tout à coup que cette mouche va faire basculer ma vie. Une vie plutôt tranquille jusqu’à ce jour maudit. Jour effroyable qui ouvre le gouffre de mes mauvais penchants.

Annus horribilis !

J’ai avalé.

Y, E, H…

Toute vie est La vie.

Et toute chair porte une trace de l’esprit qui l’a guidée durant son existence.

Je récite la liste complète des aliments interdits par la loi et celle de ceux qui sont autorisés. Évidemment, ça fait beaucoup de choses, mais je réfléchis vite. Parmi les animaux volants, pas de prohibition catégorique concernant la mouche. Bien entendu, elle ne possède aucun critère d’approbation divine ; son caractère diabolique est par trop apparent pour qu’il ne soit utile d’en décrire positivement l’interdiction. Nulle part il n’est écrit : de la mouche, tu ne mangeras pas, ni de son frère ni de sa sœur ni de sa femme

Nider, le bon dominicain, en instruisant les procès en sorcellerie, recommandait de dénombrer ces insectes dans la demeure des supposés coupables. Suivant la quantité détectée, il y trouvait l’infirmation ou, plus souvent, la confirmation de la responsabilité du Malin. Il fut donc des prêtres affectés au comptage des mouches, cela prouve, selon moi et sans contestation possible, les liens que ces petites bêtes entretiennent avec les anges de Satan. La mouche accompagne le démon Astaroth sur le reflet féminin de son épouvantable cousine la déesse Astarté, maîtresse des idolâtres adorateurs de Baal. Astarté, l’avenante Astarté, au ventre rond et pieds velus, ornés de griffes brillantes, multicolores. Astarté, porteuse simultanée, comme toutes les femmes, de mort et de fertilité.

Qu’adviendra-t-il de moi, lorsque l’insecte libérera ses particules élémentaires à travers la paroi poreuse de mon intestin grêle ? La mouche rejoindra la lymphe pour se répandre au fond du fond de ma personne et devenir une part de moi-même.

Je tente une régurgitation, mais, luette figée, ma gorge reste sèche. Aucun écho tangible ne vient encourager mes efforts, pas le plus petit borborygme annonciateur d’une salvatrice éructation. Pas le moindre gargouillis remonté des abysses.

 ***

 

Extrait trois

 

Sortir de ma voiture.

Portière ouverte, puis refermée sur un claquement clair qui consolide, s’il en était besoin, mon assurance, je glisse la clef dans la poche-gousset de mon gilet et prends bien soin de retendre le tissu sur le bas de mon ventre pour estomper le moindre faux pli en masquant le doux bourrelet qui marque ma ceinture.

Tout est parfait.

Je traverse en direction des arcades, passe devant le Lion de Belfort, le grand comptoir de vente des trois frères Yaïch, le clan des Yaïch pourrait-on dire, et m’engage d’un pas gaillard sur la rue Jules Ferry, mon lourd cartable en main.

Un cri, des cris.

Une vague, une petite vague humaine, petite, mais rapide, violente et déchaînée, se précipite vers moi, précédée par un homme qui court, me frôle et me bouscule.

— Attrape-le, attrape-le ! Mais attrape-le ! Le salopard ! Une bombe ! Il portait une bombe dans son sac de sport !

Un homme court, un Arabe.

Je reste suspendu, engourdi sur mon humeur au ralenti, arborant le sourire imbécile de celui qui voudrait bien rendre service, mais qui ne comprend pas et ne sait pas comment s’y prendre.

Un homme court, c’est cela.

Sa main involontaire me bouscule l’épaule, il bifurque vers le port, poursuivi par une poignée d’autres hommes. Ma mallette s’étale et s’ouvre sur le sol. Je ramasse comme je peux - et je peux lentement - astreignant ma grosse paluche maladroite, lourde, velue et vaguement tremblotante à descendre jusqu’à terre. Quelques individus enragés remontent par le boulevard pour lui couper la route. Immobile, je sens, durant un long moment, l’impact de sa main sur mon épaule. La sacoche retombée à mes pieds pince un peu ma cheville. Hébété, je demeure figé, frémissant. Puis je m’écroule. Des créatures humaines se déplacent autour de moi comme les pions affolés d’une partie endiablée.

 

La foule se forme, le nombre augmente, je ne compte plus, ne distingue plus l’homme de la femme.

Sous mon microscope, j’observe un curieux mode de reproduction animale : les minuscules paramécies se divisent en deux, ne meurent jamais, et s’agglutinent en d’étranges amas, par thyrses bariolés.

Je reste en plan, hypnotisé.

Je suis au deuxième étage, sur le balcon de tante Nini flanquée d’un mauvais rire édenté.

Elle applaudit des deux mains puis agite un foulard en criant à tue-tête des À mort ! Allez-y les gars !... Une joie sans partage lui traverse les yeux. Son rire se répand en écho.

J’ai peur.

Je plane vers le port du côté des rochers, j’aperçois Daoud qui se cache, pieds nus, parmi les anfractuosités coupantes. Que fait Daoud dans ces rochers ? C’est vrai, que fait Daoud ? Je sais bien qu’il ne peut pas être à la fois ici et ailleurs, rue Charras à garder ses voitures. Pourtant c’est bien lui. Je vois la cicatrice sur son épaule derrière sa djellaba devenue transparente. Il me regarde virevolter au-dessus de sa tête, frémissant sur un vague espoir. Je ne veux pas m’en rendre compte. Je fais une boucle et un demi-tonneau, histoire de lui montrer ce dont je suis capable. Que pourrais-je d’ailleurs imaginer pour le sauver ? Il y a tout de même des limites à la science médicale. Je ne suis pas Nostradamus !

Il grimpe, se dégage difficilement et s’enfuit à nouveau. Je m’éloigne au-dessus de la mer, rase, avec une certaine euphorie, les vaguelettes surmontées d’une petite écume, remonte vers un fragile nuage laiteux et pars sur des infinités où personne ne pourra plus me suivre, en direction de la France côtière, Nice, le Mont Boron, puis le Mont Chauve en prolongeant ma boucle jusqu’au Cannet, avant de revenir à côté de moi-même dans un brassé-coulé, et d’enfin me retrouver à l’identique : bras ballants, au tout début de la rue Jules Ferry, à l’angle du square Bresson.

En France, je n’ai pas vu Lucie.

— Arrêtez-le, arrêtez-le ! Une bombe, il avait une bombe !

On lance des injures.

Je ne sais plus si, comme les autres, j’ai crié : « Arrêtez-le, Arrêtez-le ! », pour exciter la foule, ou si j’ai simplement murmuré « Arrêtez ! Arrêtez ! », pour calmer les ardeurs. Je cours. Est-ce que je tente de me cacher au loin, ou suis-je moi aussi l’un de ces sinistres chasseurs, à ses trousses, lançant des hourvaris ?

D’autres groupes se forment, se jettent à sa poursuite, lui barrent le passage, hurlent. C’est un afflux forcené qui tourbillonne dans la rue en une élégante arabesque. Quelques couleurs se fondent en un seul ton uniforme, un lichen courbe par endroits, inégal, boursouflé. Un dégradé de verts du plus sombre au plus pâle.

Daoud trébuche, bondit comme un ressort et porte une main à son front où une traînée rouge se répand.

Et qui va encore être obligé de recoudre tout ça ?

Il détale dans un sens ou dans l’autre, ressemble à un gibier aux abois poursuivi par des chiens, hésitant une fraction de seconde, pour revenir enfin vers moi, me regarder droit dans les yeux et tomber à mes pieds.

On le saisit, on le tire, on le pousse, on le charrie, on le porte, on le cogne, on… mais pas moi. Certains veulent le mener au port pour le jeter par-dessus les rambardes. Ils courent, le traînent jusque vers le débarcadère, nous courons. Je cours.

— Salaud ! Une bombe !

Déjà je ne peux plus le voir. Je me fraie un chemin pour distinguer les traces de sang sur son visage.

Je suis parmi la foule. Je tangue sans plus savoir de quel bord.

— Sur les rochers, jette-le sur les rochers.

À qui s’adresse cette injonction ?

Qui la prononce ?

On l’empoigne, le traîne vers les quais, on le frappe à nouveau. Le lynchage est pratiquement consommé, mais il vit toujours lorsque, venu d’on ne sait où, un policier tremblant, arme au poing, le dégage et l’arrache aux âmes meurtrières. Par terre, sur le béton, je remarque les auréoles blanches laissées par les oiseaux marins et quelques branches de varech humide.

Blotti au sol, recroquevillé comme un enfant violemment battu par sa mère, la tête entre les bras, il ne ressent plus rien. Peut-être s’éloigne-t-il lui aussi de son corps pour voir la scène de plus haut et n’éprouver qu’une vague compassion pour l’être misérable gisant sur le béton.

Une ménagère, couffin tressé, fruits et légumes du marché, s’approche pour cracher sur la masse inerte qui tremble, le front et la bouche en sang sur la poussière.

Elle enlève une chaussure et frappe de son talon aiguille.

Tout était calme il n’y a qu’un instant.

— Tue-le, tire, tue-le !

Je sens encore l’impact de sa main sur mon épaule... Le cercle se referme, de plus en plus proche. Il n’y a plus d’issue. Son regard tourne autour des multitudes et croise les regards, mon regard.

— Tue-le ! Tire ! Tire tapette ! Vas-y, vas-y salope ! Tu vas tirer ?

Je crois que j’ai crié « Tue-le ! Tire ! »

J’ai entendu ma voix, comme le bourdonnement d’une vieille mouche inassouvie. Vieille fille aigrie, insatisfaite. J’ai entendu, mais je ne suis pas certain d’avoir articulé ces terribles paroles.

Le policier tente encore des propos d’apaisement, menace les plus vindicatifs, repousse tant bien que mal ceux qui s’approchent trop près de la victime. Il crie, recule, bafouille. Des mains accrochent ses vêtements, il perd l’équilibre, se ressaisit, s’interroge encore un bref instant sur la conduite à tenir, il a peur et change son arme de direction.

— Vendu ! C’est toi ou lui !

Il tire une fois, il tire deux fois et trois fois. Silence. Un court instant de silence, puis les injures encore sur le cadavre à terre qui porte cet œil révulsé de la peur. Deux ou trois hommes lui donnent des coups de pied. Certains applaudissent, d’autres chantent en chœur une Marseillaise hargneuse, au garde-à-vous et dans la sueur.

Je n’éprouvais aucune haine.

Tout est fini ce soir, déjà le soir venu. Bizarre ! Je me suis quitté ce matin, il n’était pas 10 heures.

Une petite lune s’étale sur la plage.