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Muel, Bruno

Un charroi en profil d'espérance

« Ce livre n’aurait jamais dû exister. Il est là, suite de mots souvent maladroits, rageurs, contradictoires, chargés d’amour et de haine, (...) Et pourtant ce livre a le droit de vivre car il signe un armistice avec la morbidité, l’autodestruction, la mort. Il annonce un traité de paix. C’est tout au moins ce que j’espère intensément. » Bruno Muel. 168 p. 12,20 euros. (1990)

Bruno Muel, cinéaste, cameraman, reporter, écrivain, producteur, a filmé l’indépendance en Algérie, la guérilla en Colombie, les luttes ouvrières en France, la répression sanglante au Chili, l’exploitation capitaliste en Centrafrique, la résistance des Kurdes en Irak. Il a publié, en 1979, un premier récit, Le baume du tigre (Lettres Nouvelles-Maurice Nadeau). En 1982, il a réalisé un film autobiographique, Rompre le secret, où il évoque son combat contre le cancer. Il vient de nous quitter le 13 avril 2023.

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Extrait

Août 1980-décembre 1989

Tout cela commence par un rêve. Un rêve que j’ai fait cette nuit, mais avant d’aller plus loin il faut que je me présente. Je suis né en 1935, je ne suis donc pas un jeune homme. Je continue pourtant à regarder le monde avec étonnement, ce qui me donne une certaine audace ou, si on veut chercher d’autres mots, innocence, naïveté, intrépidité. Je ne dis pas ça par hasard, pour passer le temps ou pour faire du volume mais parce qu’il serait sinon incompréhensible qu’un homme de mon âge s’engage dans un travail aussi aberrant que celui-ci.

Mon histoire, ma vie, mes tourments, mes espoirs, tout a soudain été secoué par une bourrasque et je viens ici faire relâche, dans cette calme maison à mi-hauteur du chemin de la Calabro. Combien de chèvres têtues, de cabris insolents et de vieux boucs ont déjà grimpé ce raidillon pour y chercher une solution et combien s’y sont cassé les cornes? C’est qu’on a tous peur du loup et que, quand on a courageusement déclaré : « moi c’est moi ! » et « il n’y a pas de savoir supérieur au mien en ce qui me concerne » on est obligé d’ajouter : « L’autre c’est l’autre ! »

Ce matin je me suis levé très tôt. Quand j’ai téléphoné hier soir il a compris qu’il y avait urgence et il m’a donné rendez-vous à une heure assez surprenante, sept heures et demie. J’ai embrassé Hélène qui dormait encore et j’ai pris la route. Je roulais presque seul sur l’autoroute Aix-en-Provence-Toulon. Le contre-jour bleuissait les montagnes et la mer étincelait.

J’ai raconté le rêve que j’ai fait cette nuit et en le racontant je me disais : « Ce n’est pas vrai, ce n’est pas si simple, on ne peut pas fonctionner comme ça » mais, curieusement, cela n’empêchait en rien que mon corps soit progressivement gagné par un étrange bien-être. Je sais bien que le récit détaillé d’un rêve peut difficilement restituer les images et les sensations intimes qui lui donnent sa singularité mais celui-ci me brûle les doigts parce qu’il a été pour moi la vanne qui libérait des torrents trop longtemps domestiqués :

La nuit tombe et je grimpe un chemin en compagnie de ma mère. Le chemin s’enfonce dans une douce vallée entre des collines verdoyantes qui me rappelle un coin d’Afrique. « Regarde !, me dit-elle, malgré l’incendie de l’année dernière, les grands arbres ont reverdi, tout a repoussé... » Elle admire, elle parle, elle me noie de paroles. Je m’écarte du chemin et marche dans les hautes herbes. Ma mère me suit à la trace mais elle m’avertit d’une voix haut perchée : « Il faut faire attention aux serpents. Nous devrions regagner le chemin. » Je veux la rassurer mais à ce moment je vois tout près de mes pieds un grouillement de petits serpents, un nœud de vipères que je sais inoffensives. « Attention !, me dit encore ma mère, il doit y en avoir un gros à côté. » Eh oui ! Je le vois le gros serpent, jaune et noir, avec une grosse tête. « Ce n’est pas grave, je dis, il est presque mort. » Je harponne le corps du serpent avec un crochet d’électricien que je porte aux pieds, de ceux qu’ils utilisaient autrefois pour escalader les poteaux en bois. Je le présente à ma mère en levant la jambe bien haut. Sa grosse tête triangulaire bouge encore faiblement. « Il faut regagner le chemin normal », insiste ma mère...

J’avais pris la parole, je ne l’ai plus lâchée. C’est bien en torrents bouillonnants que les mots me sont venus, ou revenus, du plus lointain passé, comme des événements les plus proches. Tout se répondait, s’enchaînait, comme si le simple fait d’exister, de le savoir, et d’en parler avait brusquement aboli le temps.

Sur le chemin du retour il faisait déjà chaud. La nature était belle. L’idée ne me venait pas d’écouter la radio, je me contentais de rouler vitres grandes ouvertes, de me laisser fouetter par le vent et de sentir mon corps. Un corps de jeune homme me semblait-il et, pour être précis, un corps qui bandait.

J’ai bandé ainsi pendant une bonne partie du trajet, sans pensées luxurieuses, sans objet défini, sans raison. C’est peut-être m’avancer un peu mais il me semble que je bandais pour l’avenir.