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Urquhart, Jane

Ciel Changeant

Dans ce roman aérien, de grand vent et de passions frénétiques, où plusieurs histoires se chevauchent, les saisons basculent, présent, passé et avenir se télescopent, les morts communiquent avec les vivants. Jane Urquhart a créé un climat féerique qui fait de Ciel changeant une réussite poétique.

Traduit de l'anglais (Canada) par Sophie Mayoux. 272 p. (1993)

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Extrait

ARIANNA ETHER et son escorte gravissaient la grand-rue abrupte du village. Tous les membres du petit groupe, sauf un, courbaient la tête sous le furieux vent du nord qui, sans être froid en ce début de septembre, n’était pas non plus chaud. Celui qui se tenait droit, qui recevait le vent en pleine face et le soleil bas du soir dans les yeux, était un homme d’environ trente-cinq ans, aux cheveux foncés, à l’allure svelte et robuste, les épaules et les mains larges. Il portait un foulard rouge et un gilet de velours côtelé vert, ce dernier vêtement conférant à ses yeux une nuance similaire : car il avait les yeux de ces enfants que les fées glissent subrepticement chez les hommes, des yeux inconstants, qui n’ont de vraie couleur que celle des objets proches. Ces yeux, surmontés de sourcils noirs parfaits, étaient le trait dominant d’un visage d’une beauté extraordinaire. C’était un homme extrêmement beau avec la personnalité qui allait de pair, si l’on pouvait se fier à son refus résolu de laisser le vent, le soleil, la pente avoir le dessus sur lui. Pourtant, à y regarder de plus près, on discernait d’indéniables rides d’angoisse poignante qui rayonnaient autour de ses yeux-joyaux comme les fils arachnéens des chemins de fer sur une carte. Visiblement, cet homme était un angoissé, et il l’était depuis longtemps, très longtemps. Et autour de sa bouche, comme de petits cours d’eau sur la même carte, on percevait les traces d’un durable malheur, allié à cette opiniâtreté qui lui interdisait de baisser la tête pour se soumettre au vent tenace.

A ses côtés marchait une femme qui semblait la dame la plus délicate d’Angleterre : une grande et jolie femme, d’une minceur exceptionnelle, aux cheveux fins, blonds, bouclés qui jamais n’acceptaient de rester lissés sur sa tête, en dépit de la panoplie de peignes en écaille de tortue et de barrettes utilisée à cette fin. Une bonne partie de sa chevelure était maintenant soulevée par ce vent ridicule, de même que ses jupes bleu pâle, et, semblait-il, ses bras aussi, puisqu’elle les tenait légèrement écartés d’elle de chaque côté, et marchait comme en équilibre sur une corde. En fait, on avait l’impression que le vent risquait de l’emporter tout entière, tant l’ensemble de sa personne semblait dénué de poids. Tous ceux des hommes du village qui assistaient à ce petit défilé — et ils étaient presque tous là — tombèrent instantanément amoureux d’elle ; ils voulaient la maintenir à terre de leurs bras vigoureux de berger, ils voulaient construire des murs en meulière noire pour la protéger des intempéries, ils voulaient écarter doucement de son front ses tresses fouettées par le vent. Et précisément au même moment tous les hommes du village se mirent à haïr son superbe compagnon, qui semblait négliger l’ange présent près de lui, les yeux braqués droit devant lui, ne proposant nullement à sa compagne de l’aider à poursuivre son ascension périlleuse de la grand-rue, au sommet de laquelle les attendait l’hôtel du Vieux Lion Blanc — un abri, enfin.