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Martini, Juan

La vie entière

À Incarnacion, dans la plaine argentine, le Scorpion, propriétaire foncier, vieillissant et cruel, fait régner sa loi sur une ville de tripots et de bordels. Non loin, au bord des marécages, le Bidonville de Rosario recueille prostituées décaties, visionnaires, "apôtres" et guérisseurs chassés de la ville. Incarnacion et Rosario sont le théâtre de combats acharnés pour le pouvoir, qu'il s'agisse de tripots, de femmes ou de terres. Le Scorpion est au seuil de la mort et dans le Bidonville, la mort du patriarche a engendré une crise de succession à rebondissements. La vie entière (La vida entera) constitue une vaste métaphore de l'Argentine, dépeinte dans son histoire et son état présent comme le lieu de tous les trafics et de toutes les corruptions. Un tableau grouillant de personnages pittoresques, truculents ou insolites, hauts en couleur. "Un feu amer", selon le mot de Julio Cortazar. Depuis longtemps célèbre dans d'autres langues, la traduction de Christophe Josse, qui a nécessité des années de travail, est tenue pour un tour de force. Traduit de l'espagnol (Argentine) par Christophe Josse. 279 p. (1995) 

Juan Martini est né à Rosario, Argentine, le 13 février 1944. Journaliste, libraire, éditeur, il s'est exilé à Barcelone entre 1975 et 1984. Revenu dans son pays, il collabore aux principaux journaux et revues d'Amérique latine. Après avoir publié deux recueils de nouvelles, il écrit en 1973 son premier roman, El agua en los pulmones, puis en 1974, Los asesinos las prefieren rubias, « deux romans noirs très influencés par les mythes américains » selon Claude Mespiède. Il s'installe à Barcelone, où il devient le directeur de la collection Novela Negra des éditions Bruguera.  En 1977, il publie Encerclé (El cerco), puis en 1981, La Vie entière (La vida entera). Il est  décédé le 27 avril 2019 à Buenos Aires.

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Extrait

Chapitre 1

RÊVES DE LA SOEUR

 

Mère, la Sœur a fait un rêve : la Sœur a rêvé qu’elle voyait la mer aux abords du Bidonville, à l’emplacement des saules et du marécage, elle voyait la mer, mais elle ne pouvait pas s’en approcher, ni rafraîchir ses pieds brûlants, ni se pencher pour ramasser l’écume, elle n’a pas réussi, Mère, elle s’est réveillée en nage, bouleversée, les larmes aux yeux, les pieds encore tout chauds, et la fièvre la fait délirer à présent : à son réveil, la fièvre s’est emparée d’elle et elle délire, Mère, qu’est-ce qu’on peut faire ? Qu’est-ce qu’on va faire ?

Telles étaient les pensées de l’Idiot qui devait exposer à la Mère le rêve de la Sœur, bien qu’il pensât aussi : inutile, c’est un souhait inutile, un souhait qui tombera comme une semence morte sur une terre inculte : la Mère n’écoutera pas le récit de l’Idiot, distante, intolérante, elle dira : j’en ai assez des rêves de la Sœur, qu’on arrête ces bêtises, je n’y comprends plus rien, puis elle ajoutera : sa fièvre doit tomber, il faut que ces rêves cessent de l’obnubiler, qu’elle dorme ou non, elle doit guérir, sinon qu’elle meure une fois pour toutes.

Aussi l’Idiot se disait-il qu’entre eux, depuis longtemps, l’histoire était inutile, et il allait jusqu’à penser qu’ils méritaient de vivre au Bidonville, on n’est plus jamais tranquilles, Mère, ici on a perdu tout ce qu’on pouvait perdre, la vie mise à part, on n’a plus aucune dignité, j’ai honte, je souffre, pas pour moi, pour la Sœur, songeait l’Idiot.

Mais la Mère ne revenait pas et il continuait de chercher la meilleure façon de lui présenter, lorsqu’il la verrait apparaître, sombre et décharnée, le rêve de la Sœur : le dernier rêve, celui que nul ne connaissait dans le Bidonville du Rosario : Mère, je dois vous dire que votre fille a fait un rêve. Elle a rêvé ? demanderait-elle, encore ? Oui, Mère, et je veux que vous m’autorisiez à en informer les habitants du Bidonville. De quoi la Sœur a-t-elle rêvé, cette fois ? demanderait-elle, et l’Idiot, enhardi, confierait : elle a rêvé que la mer nous cherchait, pour notre bien, pauvre petite, ses pieds brûlants prouvaient qu’elle était sincère. Telles étaient encore les pensées de l’Idiot, et de la sorte il échappait à la tristesse. Mais la Mère ne revenait pas, et personne dans le Bidonville du Rosario ne connaissait les dernières visions de la Sœur.

Comme de coutume, après ses rêves, une fièvre intense l’avait submergée : le visage écarlate, les yeux clos, la bave aux lèvres, son murmure incessant, comme une plainte, une litanie que l’Idiot n’arrivait plus à comprendre, même sachant qu’elle évoquait son rêve à nouveau, la vision d’une mer en quête du Rosario, pour leur bien, pour substituer des eaux nouvelles aux mystères et à la pauvreté du marécage, songeait l’Idiot, et quand ce jour viendra, se disait-il, quand les rêves de la Sœur s’accompliront après les grandes pluies, elle guérira, elle n’aura pas besoin de rêver plus longtemps pour maintenir en vie l’espoir du Rosario. Ses blessures se refermeront, ses plaies au dos, aux fesses, aux jambes, chaque blessure d’une vie entière passée à rêver dans son lit cicatriseront, elles cesseront de sécréter pus et souffrance, et sa peau sera saine, et les flammes brûlantes de la fièvre ne rongeront plus son corps lamentable. Tels étaient les espoirs de l’Idiot tandis qu’au moyen d’un chiffon il humectait le front, la bouche et le cou de la Sœur.

Entre-temps, le jour avançait et la Mère n’apparaissait pas. Au loin, l’Idiot crut entendre des voix, des prières, des invocations et des rumeurs, et il aurait aimé sortir apprendre ce qui s’était produit dans le Bidonville, mais la Sœur délirait encore. Le soleil pesait sur le Rosario comme une malédiction, la terre se fendillait dans les rues étroites, dénudées, avec des craquements tristes et sourds, les chiens, minés par la chaleur, lançaient de faibles aboiements à l’ombre des avant-toits, comme en écho à ces rumeurs, la Sœur murmurait des paroles inintelligibles : le sang, l’eau, les pluies... et sa voix se faisait plaintive à nouveau, et l’Idiot de nouveau imbibait le chiffon puis l’essorait avant de lui mouiller le front.

Le soir, enfin, la mère apparut dans sa longue tunique effilochée, les yeux sombres, enfoncés dans les orbites, les cheveux noirs, ternes, comme un nuage de suie dense et informe, la peau sèche et grise plaquée sur les os.

— Mère, fit alors l’Idiot. Mère, la Sœur a fait un rêve, annonça-t-il, le regard braqué sur la silhouette blafarde qui se ramassa brusquement sur elle- même, les bras serrés sur le ventre.

Elle geint, crache, frémit, ses yeux lancent des lueurs mortes, elle frappe le sol de ses longs pieds nus, les poings fermés, elle maudit l’enfer et le ciel, elle maudit l’Idiot, la Sœur, la lumière qui les illumine et la foutue traînée qui l’a mise au monde.

La Mère viendra, elle viendra et je lui dirai que la mer se rapproche, que la Sœur a vu l’eau, le sel, l’écume dans son rêve, et la Mère demandera : elle a rêvé ? et l’angoisse la saisira, elle prononcera : encore ? et elle maudira la mer, le soleil, les rêves de la Sœur, et elle ne voudra pas que les gens du Bidonville sachent que la Sœur a eu ces visions. Telles étaient les pensées de l’Idiot.

— De quoi elle a rêvé, cette fois ? interrogea la Mère depuis l’ombre de son corps, depuis sa tunique vide, tombée à terre, accablée de mille douleurs entre les os, se tordant de rage, vomissant des cendres, levant les poings pour frapper l’espace qui les unissait.

Et l’Idiot raconta le rêve à la Mère, puis ajouta :

— Mère, elle est encore brûlante. Qu’est-ce qu’on peut faire ? Qu’est-ce qu’on va faire ?

— Sa fièvre doit tomber, répondit-elle. Il faut que ces rêves cessent de l’obnubiler, qu’elle dorme ou non.

Alors l’Idiot sollicita la permission de dévoiler le rêve de la Sœur aux habitants du Rosario. Mais la Mère se releva des cendres, le nuage noir de ses cheveux sur le visage, puis elle dit non, répéta ses malédictions, invoqua sa putain de mère, supplia le démon qu’un miracle lui ôte la vue et qu’elle cesse de voir la misère, la bêtise de ses propres enfants, le désespoir qui l’entourait :

— Non. -  Et du regard, elle balaya les angles de la pièce, le corps tremblant de la Sœur étendue, et des taches lumineuses venues du dehors. — Non, cria-t-elle encore comme un oiseau de proie. Je vais parler au Rosario, lui raconter le dernier rêve de la Sœur et demander sa guérison, sinon qu’elle meure une fois pour toutes.

Elle s’éloigna en semant derrière elle des cendres qui semblaient lui tomber des orbites. L’Idiot mouilla l’étoffe, l’étendit sur le front de la Sœur, lui confia : ne rêve pas avant mon retour, je ne tarderai pas, j’accompagne la Mère, elle ne veut que ton bien, tu verras. Elle va parler au Rosario, lui demander de te guérir, lui annoncer qu’il y a eu assez de peine et de douleur, elle le priera d’agir selon sa volonté et de se montrer charitable, tu verras, elle le suppliera de mettre fin à tes rêves.

L’Idiot baisa le visage écarlate de la Sœur, lui caressa les mains, réitéra : je ne serai pas long, tu verras, je ne t’oublierai pas, et il sortit en hâte derrière l’ombre et les cendres de la Mère.