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Bensoussan, Albert

Les Anges de Sodome

Les Anges de Sodome est le roman d'une dépression nerveuse. Le narrateur - un universitaire en fin de carrière - est peu à peu abandonné par sa jeune amie. Dans le malaise de cette déchirure défilent un passé tourmenté ou frustrant et une série de rêveries qui sont comme le contrepoint ironique d'une passion douloureuse. C'est finalement à une réflexion sur notre monde marqué par la confusion des désirs, le vertige d'un temps incertain, qu'invite ce récit qui brûle aux lèvres comme un piment. 128 p. (1996)

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Extrait

Opercule 1

Katell est née de Jadwiga et Jadwiga est née de Noni et Noni est né de Regina et Regina est née de Benjamin qui l'a dévoilée et aimée au temps des origines. Et Noni aima Katell qui aima Jadwiga qui aima Noni que n’aime plus Regina, en allée au fond de sa mère. Quand Katell à son tour dépose sur le sable, doublement orphelin, Noni.

Longue chaîne de capricieux collages sur la pelouse mitée aux boules d’incertitude. Monstrueux billard ou jeu de massacre. Était-ce cela la pastorale et son enfilade d’interdits ? Cette enclouure de poupées gigognes ? Ce passage de l’une à l’autre, cet emboîtement, entrechoc, entrelacs, jeu d’amour et de bazar où rien n’est jamais pardonné…

Déprimitif 2

La citadelle enserre la colline, avec ses voûtes ténébreuses, l’escarpement des venelles, le pavage luisant où je trébuche. Le jour s’efface, je cherche à rejoindre l’abri chez nous. Mais ce n’est plus ma maison, car mon épouse est partie, avec son rire et ses futilités, en négligeant de me voir et m’abandonnant aux sablières. C’est ici mon territoire de fuite où je me dévergonde. Depuis si longtemps déjà. Alors ma jeune amie s’impatiente lorsque l’aiguille au beffroi troue la treizième heure, puis elle me lâche la main. Voyons, ne perdons pas la tête, c’est ma résidence seconde, mon refuge dont j’ai la clé, et je sais l’itinéraire pour rentrer. Oui, mais quelle est la rue ? J’ai beau tourner au dédale, je ne reconnais rien, tout me devient étranger et la foule, si dense auparavant, voilà qu’elle disparaît, comme chassée par un vent de cécité. Et ma mousmé s’éloigne sur le goudron. Bientôt la fin des clartés. Ma vue m’échappe, tâtonnant aux murs sans déchiffrer la nuit. Et seul comme naguère au labyrinthe de la Casbah, lorsqu’on m’avait égaré parmi les haleurs du jour, je sens mes poumons s’emplir d’un hurlement intarissable. Mais, c’est ton nom, maman, que je criais au carrefour de ma nuit…

Les flammes rouges de la montre clignotent à quatre heures quarante-quatre. Je les observe du regard hypnotique de la phalène. J’ai mis mon réveil à sonner pour six heures cinquante-cinq afin d’être prêt pour l’un des derniers cours que je donnerai cette année, maintenant que me voilà avancé dans le territoire où l’hiver n’aura plus de fin. Jamais je n’ai senti autant d’angoisse alors que le rideau va tomber. Saurai-je me rendormir ? D’abord chasser l’horrible vision, les rues dépeuplées de la médina. Je me lève, pieds nus, parcours le long couloir sans allumer, cherche mon équilibre en caressant les parois, vais à la cuisine, ouvre le frigo qui m’aveugle de son phare et me suspends à deux mains à la bouteille de lait, puis je repasse aux toilettes pour me soulager de tout poids vésical, enfin m’allonge à nouveau. Regina n’a rien senti de mon malaise, sa respiration est régulière et sonore. Je pose l’oreiller sur mon visage, comme un poids d’ouate isolant de mauvaises pensées. Ou alors est-ce d’avoir trop lourdement dîné avec ce grand verre d’alcool pour supporter la stupidité télévisée que nous avons regardée mon épouse et moi sans desserrer les lèvres, comme honteux de n’avoir rien à nous dire ? Pourtant l’heure adviendra et dans la pâleur de l’aube, il me faudra affronter encore une fois l’amphi et ses cent vingt ahuris attendant tout de moi, nabot bégayant juché sur une marche en plein milieu des stalles et m’égosillant. Pour un dernier effort. Pour une ultime année… Je me relève croquer une pomme et avaler une cuillerée de miel. Pourquoi pas les jujubes et la gelée de coings que maman avançait vers nous sur les plateaux d’offrandes à Rosh Achana — qui est tête de l’an et fête des promesses ? Une heure après je fais chauffer un bol de lait, que je biberonne comme au premier âge, persuadé que c’est encore la panacée pour dormir à poings fermés. Mais c’est trop bête de vouloir se rendormir alors que le café gronde déjà au-dessus du filtre. Si hâtive l’heure. Reste l’eau froide sur les yeux et un gant presque drastique sur la douloureuse carcasse qui peine en quête des chaussettes, puis le pantalon, et mon plus gros chandail, sans oublier le cache-nez et la casquette, dans l’air froid où je gagne à tâtons le garage et il me faudra m’y reprendre à deux fois pour soulever le rideau de fer dans ses glissières rouillées.

Depuis ma dernière fable sur le vertige de l’égrotant et la crampe des podagres — on me la publia entre deux nausées — le chocolat a fait un bond en avant. Remâchant désespérément la poire d’angoisse dans ma gorge, je croque au volant avec la foi du charbonnier une tablette d’ébène qui affiche jusqu’à soixante-douze pour cent de cacao pur. Finie la morsure, adieu mes orteils tordus, mes pieds déformés, mon dos cassé. Je suis libre, comme chante l’autre sur mon autoradio, même si personne ne m’a vu voler — sauf parfois dans mes rêves, moi sans ailes survolant la lagune. C’était hier et l’on aimait. On m’aimait. Mais dans ce cauchemar d’une ville qui n’avait pas d’entrée, et cette porte qui m’était refusée, j’étais vraiment de plomb, rasant les murs, la vue noyée et la houri, ma compagne qui fut charitable, m’abandonnant à mes misères et s’en allant par un autre seuil. C’est assez d’un père grabataire, ou tu marches droit ou tu disparais, disait-elle en raillant mes misères. Mais comment aller la tête haute quand on ne retrouve plus le chemin de la maison ? Alors je m’entête, j’oblique à gauche, je contourne à droite, et toujours la maudite masse d’une église incongrue qui pue l’encens à pleins poumons — ainsi Sainte-Marcienne sur les hauteurs d’Aldjezar — et m’embrume et m’encrasse. Pourtant j’ai la clé de Katell dans la poche, il ne manque plus que de trouver la serrure qui va avec. N’était-ce pas dans cette rue, passé le raidillon ? Ou bien était-ce dans l’impasse aux pavés luisants ? Maudite citadelle !

Cette fois il faudra bien me le dire sans détour et ouvrir les yeux sur tout ce noir des paroles et le rideau à peine blanchi de cette aube laborieuse. Avec une sincérité qui n’est de mise qu’au craquement de la déchirure. Katell m’abandonne à petits pas. Elle a encore assez d’estime pour ne pas provoquer la fuite et l’envol des babouches. Pourtant j’ai remarqué que, après ces trois jours d’absence où sa porte me fut condamnée — mais ce n’était pas caprice de sa part, seulement le boulet de son propre labeur (ai-je dit qu’elle était aussi professeur ? mais de lycée, et donc accablée d’immondes copies à corriger avant le couperet trimestriel) —, eh bien ! mes pantoufles avaient disparu au parterre de son pigeonnier. Elle avait fait — c’était hier, et moi transportant chez elle mes pénates pour une couple d’heures tous les deux jours — l’emplette de deux paires de mules jumelles pur Formose qu’elle agitait à quatre mains — mais non, crétin, à quatre doigts et deux mains seulement, ma chérie n’était pas si volumineuse ! — et disposait amoureusement derrière la porte, la mienne au plus près du départ, petites fleurs bleues sur fond rose, et la sienne, un tantinet bombées, rouges et mauves les fleurs, sur fond d’encre de Chine. Or voilà qu’en débarquant hier chez elle et avec tout mon souffle au bord des lèvres — car depuis quelque temps je n’ai plus les sautillements d’antan —, j’ai vainement cherché ma pointure. Confuse, elle a fouillé au placard et en a ressorti ma paire de savates. Sans aucune explication. Vais-je énumérer toutes les disparitions suspectes : ma brosse à dents subtilisée au verre ? le rasoir dont elle parcourait si attentivement mes joues et le contour de mes lèvres, en mouillant son bout de langue appliquée ? l’after-shave remisé tout au fond de l’armoire à pharmacie ? ah ! et nos cassettes d’intimité qui, naguère, avaient le pouvoir de tant l’exciter ? Disparition totale, tout lasse et casse, hélas ! … Vais-je passer à la trappe ?