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Caproni, Giorgio

Le comte de Kevenhüller

Le Comte de Kevenhüller est le second volume des poésies de Caproni, l'un des plus importants poètes italiens. Ce recueil est composé comme un opéra. Une oeuvre à la fois transparente et abyssale.

Poèmes traduits de l'italien par B. Simeone et P. Renard. Edition bilingue. 300 p. (1985)

Extrait

Préface

Le lecteur familier de l’œuvre de Caproni ne sera pas déconcerté par le présent recueil, il y retrouvera le thème unique qui anime cette œuvre depuis le Mur de la terre et paraît emblématique de la poésie contemporaine : une parole à la recherche de son statut, en situation de frontière. Parole qui se sait d’emblée incapable de franchir le mur de la raison et mesure à son impuissance même le vide croissant qui l’aspire. Depuis 1975, une érosion progressive du réel, une raréfaction humaine et objectale accompagnées d’une déperdition de la mémoire exilent Caproni dans sa parole, elle-même désertée par le sens.

On s’émerveille de voir une ascèse aussi radicale se mettre en scène sous forme d’opéra : alors que le Freischütz de Weber sous-tendait le Franc-chasseur, organisant une alternance d’airs et de récitatifs, le nouveau recueil, sur la base d’un fait divers authentique du XVIIIe siècle, crée son propre livret. Mais c’est d’abord une dualité très affirmée— livret et musique — qui structure l’ouvrage. Dualité à ce point voulue qu’elle est déjà un aveu d’impuissance : distinguer ainsi les deux “ composantes ” d’un opéra, n’est-ce pas supposer dès l’ouverture l’échec de l’entreprise, l’impossible unité du discours ? “ Ainsi (et ce sera bien sûr / un naufrage) commence le concert. ” Bien que le livret soit original, il se présente aussi comme un collage : la Flûte enchantée, de nouveau le Freischütz, les Élixirs du Diable d’Hoffmann, ou le lied Abendempfindung de Mozart, apparaissent comme des signaux qui tentent d’occuper l’espace laissé libre par la raréfaction de l’être, mais ne créent qu’un jeu de miroirs où le vertige du vide s’exacerbe. Paradoxalement, cette fascination du rien utilise surtout des références populaires et le titre même de l’ouvrage évoque davantage une opérette qu’un opéra : il y a là une volonté de minimiser le ton du recueil pour privilégier l’ironie légère et métaphysique (“ L’Ascète marron. / Le Mystique qui n’a pas réussi / à défoncer le plafond ”).

L’humour qui préside à cette mise en scène et le spectacle lui-même ne font-ils pas écran à une tentation radicale : celle de la dissolution qui menace la parole poétique lorsqu’elle côtoie ainsi le vide (anéantissement de l’ego, passage au noir, folie…) ? Pour fuir cette tentation qui pourrait conduire à l’aphasie ou à la mystique, le poète suscite une Bête métamorphique épousant les visages successifs de l’angoisse et du mal mais ne se figeant en aucun d’eux. Une Bête qui, permettant au vide d’être saisi, ne le manifeste que dans son contraire et assure la réelle unité de l’œuvre. La Bête est toujours derrière les mots, elle ne peut ni ne doit être nommée : à peine désignée, elle se dérobe et ne laisse que l’enveloppe de son nom. Néanmoins, le poète ne cesse de la traquer et cette relance perpétuelle s’inscrit dans la chair même du texte, lequel oscille entre une concrétion transitoire et une déperdition momentanée : les deux pôles de son aimantation. Les mots semblent imprimés mais ils sont déjà dissous et n’abandonnent que leurs traces dans un miroitement d’apparences : rimes, consonances et dissonances, suspensions et silences que la traduction tente de restituer.

Dans ce vertige, Caproni s’agrippe encore à de rares souvenirs, autocitations en lambeaux de son oeuvre antérieure : Livourne, sa darse et ses canaux, Gênes, la femme initiatrice, l’auberge et les amis… Ce sont là les dernières défenses d’un moi que saccage l’expérience intérieure et qui refuse avec orgueil d’abdiquer son identité. Mais ces réminiscences, quand elles s’articulent en discours continu, peuvent aussi faire basculer le poète dans la régression : les poésies privées (Galanteries, etc.) qui constituent la majeure partie d'Autres cadences, le recueil associé au Comte de Kevenhüller, nous apparaissent comme les garde-fous d’un parcours vertigineux. Autre rempart : le nom même du poète, affirmation d’identité. Mais à peine inscrit dans l’œuvre, le nom renvoie à la condition mortelle : en le prononçant, Caproni entend celui de son ami Vittorio Sereni, mort quelques années auparavant (“ Une seule fois “Giorgio ! / Giorgio ! / me suis-je appelé. M’est venu à l’esprit Vittorio ! / Vittorio ! / Et je me suis alarmé ”). Le nom n’est que le fantôme, comme l’affirme un autre poème, le signe d’une aventure blanche jouée ailleurs.

En refermant le Comte de Kevenhüller, un doute nous vient : la Bête traquée par le poète incarne-t-elle le sens ou son contraire ? Quelle est l’angoisse de Caproni ? Est-ce de voir s’enfuir le sens ou plutôt de le saisir ? Car ce sens inconnu ne ruinerait-il pas, dans son jaillissement, les efforts et la patience du poète ? N’y aurait-il pas alors mort du langage ? Comment savoir (et cela nous appartient-il ?) si Caproni ne peut franchir le pas vers une sorte de “ révélation ” ou s’il s’y refuse par peur de voir s’écrouler l’un des édifices poétiques les plus méticuleux de notre temps ? La mise en scène de ce nouveau recueil laisse entière l’angoisse qui, dans l'instant, semble être le seul mode de connaissance du poète : l’écriture qui en porte trace peut-elle jamais égaler cet affrontement sans barrières ?

 Philippe Renard et Bernard Simeone

 

Invano

Mi armai anch’io.

Anch’io

mi unii alla “ generale Caccia ”.

Battei accanitamente, a palmo a palmo, la rete fitta dei campi — l’intrico délia macchia.

La sete mi attanagliava.

La faccia l’avevo in fiamme.

Dovunque, col cuore che mi scoppiava, non scorsi la più piccola traccia.

 

En vain

Je m’armai à mon tour.

A mon tour je me joignis à la “ Battue générale ”.

Je battis avec acharnement, pied à pied, le réseau serré des champs — l’entrelacs du maquis.

La soif me tenaillait.

J’avais le visage en feu.

Nulle part, avec un cœur qui éclatait, je ne découvris la moindre trace.

 

Dispetto

Gettai il fucile.

Rientrai — di stizza — all’osteria.

La Bestia, o era fuggita via, o non esisteva.

(Il Conte — al diavolo ! — stravedeva ?) Dépit

Je jetai mon fusil.

Je rentrai — de rage — à l’auberge.

Ou la Bête s’était enfuie, ou elle n’existait pas.

(Le Comte — au diable ! — avait-il la berlue ?)

 

La làmina

Mi sedetti accanto (tutto accanto) a me.

Nel gelo del locale, non c’era altr’anima.

Era sera. Era buio.

Una làmina affilatissima — quasi acciarina — era la sola superstite testimonianza diurna.

Da oltre la tendina battente, si assottigliava a vista d’occhio.

La stanza — tra breve — sarebbe rimasta nera.

 

La lame

Je m’assis près (tout près) de moi.

Dans le gel du local, pas d’autre âme.

C’était le soir. C’était la nuit.

Une lame très affilée — comme aciérée — était la seule trace qui persistât du jour.

Au-delà du rideau battant, elle diminuait à vue d’œil.

La pièce

— sous peu — resterait dans le noir.

 

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