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Aragon, Louis

Lettres à Denise

On savait que dans Aurélien le personnage de Bérénice correspondait à une jeune femme connue d’Aragon. Il s’agissait de Denise, cousine de l’épouse de Breton. Ces « lettres d’amour » révèlent un Aragon que nous ne connaissions pas. Elles donnent certaines clés de romans comme Aurélien, Le Paysan de Paris, Blanche ou l’oubli. Elles montrent une époque, la première avant-guerre, la naissance du Surréalisme, et constituent un document d’importance. 78 pages / 10,50 € / (1994) / ISBN 978-2-86231-123-4

Extrait

On savait que Bérénice, l'héroïne d'Aurélien, le roman qu'Aragon écrivit en 1943 et publia en 1943, correspondait à une femme réelle connue au moment du surréalisme. Il en passait quelque chose dans le Songe du Paysan à la fin du Paysan de Paris. Son existence y était volontairement brouillée avec celle d'Eyre de Lanux, une amie de Drieu La Rochelle qui fut aussi celle d'Aragon. Il en allait de même dans le Con d'Irène, la partie publiée sous le manteau de la Défense de l'infini, ce grand roman qu'Aragon disait avoir détruit en 1927.

Aragon avait confié en 1966, rééditant son roman dans les Œuvres croisées d'Elsa Triolet et Aragon : « Aurélien n'est pas un livre à clefs. Ou tout au moins, c'est un livre à fausses clefs [...] Que Bérénice ait été écrite, décrite à partir d'une femme réelle, je n'en disconviens pas. Mais à partir. Que ce soit à partir d'une jeune femme qu'à peu près au temps d’Aurélien j'ai rencontrée et j'ai aimée, ou cru aimer, à en être malheureux, cela pourquoi le dissimulerais-je ? Il n'y a rien eu entre elle et moi... »

J'avais cherché à percer le brouillage dans la première version de ma biographie d'Aragon publiée en 1975, mais sans y parvenir. C'est seulement en 1978 qu'Aragon a confirmé l'identité réelle de Bérénice lors de l'adaptation télévisuelle d’Aurélien par Michel Favart, qui l'avait redécouverte. Nous savons désormais qu'il s'agit de la cousine de Simone Kahn, l'épouse de Breton, Denise. Née en 1896 à Sarreguemines alors occupée par les Allemands, mais ayant aussi reçu une éducation française, elle vient en 1921 de se marier dans son groupe familial avec un étudiant, Georges Lévy, qui achève sa médecine. Il a perdu une jambe à la guerre. Maxime Alexandre, strasbourgeois qui appartient à leur milieu, dit qu'il avait les mêmes idées socialistes que lui et, « ce qui est plus exceptionnel, il collectionnait des tableaux, plusieurs Klee, des Fernand Léger, des Picasso ». Denise vient le plus souvent qu'elle peut, à Paris chez sa cousine Simone.

Denise Lévy, « un nom comme le vent quand il tombe à vos pieds », dira Aragon, a joué en fait dans sa jeunesse un rôle très important comme on s'en rend compte par ces 21 lettres conservées par elle et dont les silences, parfois sur plusieurs mois, ne laissent cependant pas penser à des lettres perdues. Au moment de leur première rencontre, elle a déjà publié une traduction de l'allemand dans Littérature de septembre 1922. Elle vient à Paris à la fin de 1922 (Aurélien rencontre Bérénice en novembre 1922) et y séjourne, sans doute jusqu'à janvier 1923, pour assouvir une curiosité sur cette Entrée des médiums dont Simone lui a fait grand cas dans ses lettres révélées par Marguerite Bonnet dans André Breton, naissance de l'aventure surréaliste ). Les lettres commentent littéralement au jour le jour les séances commencées après la découverte des dons médiumniques de René Crevel. André Breton les avait multipliées pour expérimenter le phénomène et le commentant dans Entrée des médiums, il disait qu'après « dix jours les plus blasés, les plus sûrs d'entre nous, demeurent confondus, tremblants de reconnaissance et de peur, autant dire ont perdu contenance devant la merveille ».

Aragon qui a fui jusqu'à Berlin Eyre, parce qu'alors elle est liée à son ami Drieu, a manqué tout le début de cette expérience. C'est dans ces circonstances qu'il rencontre Denise et s'enflamme aussitôt pour elle. Denise n'ayant pas accédé à son amour, il part au printemps 1923 pour Giverny, y connaît une brève aventure qui se rompt au début de l'été, puis se retrouve finalement au mois d'août à Commercy où son oncle maternel est sous-préfet. En fait, comme Aragon est né de père inconnu et aussi de mère inconnue, sa mère passe aux yeux des gens pour sa sœur, et cet oncle aussi du coup pour son demi-frère. Mais ce que le début de cette correspondance et sa suite révèlent, c'est à quel point, à bientôt vingt-six ans, Aragon dépend toujours étroitement de cette famille truquée qui le contraint par exemple à ces séjours à Commercy dont sortira le Con d'Irène. Et c'est de cet endroit qu'il envoie sa première lettre à Denise. D'après ce que l'on sait de ses allées et venues par sa correspondance avec Jacques Doucet ), qui est son mécène, cette lettre a été écrite sans doute vers le 13 août 1923, afin de se faire inviter par Denise à Strasbourg, trouver ainsi un moyen d'échapper aux siens, et peut-être renouer avec Denise l'idylle qui avait tourné court.

Comme les lettres de Denise à Aragon n'ont pas réapparu jusqu'à présent — il est impensable, lui qui gardait tout, qu'il les ait détruites, mais l’occupation nazie, ses risques et ses déménagements ont passé par là — il faut se contenter des conjectures sur ce qui s'est passé entre eux dans l'intervalle. Se sont-ils revus à Paris, lors d'un des brefs retours d'Aragon dans la capitale ? En tout cas, le ton montre que les ponts n'ont pas été rompus entre eux après la déception du début de l'année.

 

SOUS-PRÉFECTURE DE COMMERCY

Ma chère Denise sans rire je vous ai déjà écrit plusieurs fois, mais c'est peu que d'écrire une lettre il faut encore qu'elle parte. Quand le destin a retenu huit jours une enveloppe dans ma poche je me plie à la règle constante de la jeter à l'égout et non à la poste. Voilà ce qui est advenu de notre correspondance. Aujourd'hui imaginez-vous que je projette d'aller à Strasbourg. Pour ça il faut quitter ma famille et Commercy. Donc au reçu de ce mot, et je dirai que vous êtes un ange, vous voudrez bien m'envoyer (Aragon Sous-Préfecture Commercy Meuse) un télégramme m'invitant pour quelques jours à Strasbourg, télégramme destiné aux yeux de ma famille, et me retenir dans un hôtel infect mais bon marché une chambre pour quelques jours. Dès que j'aurai reçu le mois que mon banquier habituel me fera parvenir demain je pense, et le télégramme que vous m'aurez envoyé je vous enverrai un télégramme pour confirmer mon arrivée. Et j'arrive.

Mes amitiés à votre mari, je vous prie. Bien cordialement

Louis Aragon

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Avertissement

 

Après la mort de Pierre Naville, le 24 avril 1993, sa veuve, notre amie Violette, trouvait une liasse de feuillets dactylographiés par lui. Le premier portait en tête, manuscrit : « Lettres d'Aragon à Denise Lévy puis Naville. » Il y avait vingt et une de ces lettres.

Elle me mit la liasse dans les mains : « Fais-en bon usage », sous-entendu : « si elles te paraissent intéressantes, publie-les ».

*

« Intéressantes » ? Elles ont une importance capitale.

D'abord pour qui s'intéresse à la vie d'Aragon – ce sont pour la plupart des « lettres d'amour » – et aussi aux activités, dans les années 1923-1924, du trio d'amis Aragon, Breton, Soupault alors que Dada prend fin et qu'ils s'orientent vers la fondation d'un mouvement que, d'après Apollinaire, ils nomment « Surréalisme » (deux des lettres à Denise portent l'en-tête du « Bureau de Recherches Surréalistes »).

Mieux. On devinait, on sut dès qu'Aragon en fit l'aveu, que la Bérénice d'Aurélien était Denise. On la reconnut dans Blanche ou l'oubli, elle avait figuré dans des épisodes du Paysan de Paris – avec toutes les réserves d'usage et qui tiennent à la création littéraire.

*

Violette, quelques jours plus tard, me dit qu'elle avait montré ces lettres à Pierre Daix en train de revoir pour une nouvelle édition son Aragon. Une vie à changer. À cause de ces lettres le biographe se vit obligé de récrire son livre pour moitié.

On n'avait que la copie dactylographiée des lettres, non les lettres elles-mêmes. Sur cette simple dactylographie je ne pouvais envisager une publication. Violette passa plusieurs semaines à chercher, enfin elle trouva : Pierre avait exactement recopié les ori­ginaux.

*

Ce sont ces lettres que nous publions après que Pierre Daix les a chronologiquement ordonnées et qu'il en a éclairé les circonstances. Jean Ristat nous a autorisé à les publier avant qu'elles rejoignent une Correspondance générale en cours chez Gallimard.

Nous avons eu le bonheur de connaître, nous aussi, la destinataire de ces lettres. Nous l'avions approchée pour la première fois alors que nous avions vingt ans et nous avons été ébloui. Comme l'avait été avant nous Pierre Naville (qui l'enleva à son mari, George Lévy), comme l'avait été Aragon qui fit d'elle un personnage de roman, comme le furent Breton, Éluard (« Denise disait aux merveilles... »), René Char. Ces « Lettres à Denise » font désormais partie de l'histoire littéraire, de l'histoire tout court. Nous remercions Violette Naville de nous en avoir confié la publication.

Maurice.Nadeau.

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