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Thebaud, Anne

Sentinelle

La narratrice se souvient et interroge. Elle fait le guet telle une sentinelle, en quête de signes et de sens. Bribes d'émotions, tableaux citadins, évocations rurales se mêlent aux menus faits de la vie quotidienne pour composer un monologue intérieur. 170 p. (2008)

Anne Thébaud née en 1966, a collaboré à La Quinzaine littéraire de juin 1995 à juin 2007Elle s'est donné la mort en 2007.

Extrait

Les fêtes de fin d’année sont passées. Des nappes de brume stagnent au-dessus du fleuve, on dirait des voiles de mariée que l’hiver a piétinés. Le temps file entre les doigts ou stagne en mare d’huile. Rares sont les occasions où il se montre prodigue, montgolfière gonflée à bloc qui s’élève dans les airs. Sans cesse elle se déçoit. Comment trouver la joie, la voie qui permette de vivre sans mentir, sans trahir celle d’autrefois ? Les lézardes du temps, elle les mesure à une amertume récente, encore ténue. Promesses non tenues, amitiés défaites, amours effilochées, ravaudées, sa mémoire les épingle avec la méticulosité maniaque d’un collectionneur de papillons. Ses rêves toujours répètent la première fois. Elle décompte les jours et les heures, croise les doigts, conjure les contretemps en égrenant des formules magiques de petite fille en mal de miracle. Elle s’applique à couvrir la trame de points sages. L’ennui passe en revue les jours serrés tels les soldats de plomb sous vitrine. À chaque fois qu’elle entame une nouvelle tapisserie, le cœur défaille. Car il en faut du courage pour envisager avec sang-froid tout ce temps à venir, dans l’inutile et futile travail d’aiguille qui trompe le désir en mal de devenir. Les promeneurs vont et viennent, des pastilles de couleur dansent entre les branches. Des conversations taquinent le temps, la braise d’une cigarette rougeoie. Le soir tombe, une fleur perd ses pétales. La vie est là. Le cœur s’abandonne à la présence qui palpite avant que la fatigue ne retire l’échelle. Devant l’immense plage vierge, elle suspend son pas, sent dans son dos un gros chien noir tapi dans l’ombre prêt, à la première défaillance, à bondir sur sa proie. Elle se tient à distance, sur le qui-vive. Le spectre passe son chemin. L’entame de la lumière est abrupte et franche comme une blessure ouverte. La soirée diffuse une douceur de buvard propice à la mélancolie. Le brouillard tombe sur le canal. Le corps pèse comme un sarcophage. Sur la table de nuit, une pile de livres, une carafe d’eau et une plaquette de somnifères. Tous les soirs, elle avale ses petites pilules pour dormir. Elle se roule en boule, déjà lasse du voyage. Des cernes lui endeuillent le visage. 

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Anne Thébaud avait intitulé son manuscrit Litanies. Il s’agissait d’un long monologue.

Après Reliquaire, son premier ouvrage, publié en 2001, choisir Litanies comme titre c’est de nouveau donner dans la liturgie dont son enfance a été à la fois bercée et prisonnière. Aspirant à en sortir par l’écriture, elle ne devrait pas ajouter au fardeau dont elle veut se débarrasser.

Elle en convient (« de toute façon ceux qui me liront me prendront pour une folle »), et choisit ce titre qui, lui aussi, en dit long sur elle : Sentinelle.

A-t-elle jamais cessé en effet d’être en faction ? Toujours aux aguets. Toujours en quête de repérer l’ennemi qu’elle nourrit et qui la ronge. Toujours l’envie d’en sortir et revenant sans cesse à son tourment.

Nécessité et impuissance de l’écriture. Le lecteur serait-il seul à en voir ici l’évidente maîtrise ?

La publication de Reliquaire, écrit-elle à son éditeur, lui a donné, avec le plaisir naïf de se dire « écrivain », un « semblant d’identité et d’unité ». Puis tout revient comme avant : « A nouveau une période de remous, d'extrême vulnérabilité. Qui suis-je ? Où vais-je ? Et cette difficulté toujours de s'accepter »...

Sentinelle ne marque aucun « progrès » sur Reliquaire. Sinon qu’il révèle davantage la profondeur de la blessure.

Cette jeune femme, belle, intelligente, sensible, dont nous sommes quelques-uns à avoir apprécié la présence et la discrétion, quelques milliers à admirer le talent, un 10 septembre 2007, sans explication, sans prévenir une sœur avec qui elle vit, va se jeter dans la Seine.

On peut lire Sentinelle pour tenter de mieux se connaître à travers cet être unique, on peut aussi y voir un mal d’époque, on est de toute façon en présence d’un testament.

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