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Spianti, Christine

Soleil sur fond bleu

Cet ouvrage, le seul de ma carrière d’éditeur à être présenté sous cette forme, n’a pas été conçu pour prendre place parmi les « beaux livres cadeaux » de fin d’année. Il est mieux que cela, autre : à la fois essai qui a tiré sa philosophie autant de Barthes que de Spinoza ou de Deleuze, autofiction, récit de voyage (de Beauce en Vénétie), chant poétique, chant d’amour, hymne à l’art (surtout pictural), hymne à la vie qui peut être joie d’exister, ou peinture atroce d’existences fauchées par les exactions de la dernière guerre (les fusillés du Mont-Valérien). Une cohérence fondée sur un sens suscité par l’écriture qui crée elle-même son chemin. Un grand livre, de poète, de romancière, d’essayiste, à la fois une voix (l’auteur est une habituée de France Culture) et une écriture. Maurice Nadeau

Le dernier livre choisi par Maurice Nadeau avant sa disparition. 192 pages. 18 euros. (2014) Illustrations couleurs

Extrait

En 1925, survient une ligne. Joan Miró qui l’a dessinée se moque bien de la gravitation terrestre et de tout ce qui n’a pas d’importance. Il peint un trait blanc sur fond bleu. Ce qui fait bien rigoler tout le monde à la cité des Fusains à Montmartre. Juste une étincelle de ligne, à la vitesse affranchie, et toute la synergie qui s’ensuit entre les portions de toile béantes qu’elle délimite. C’est, dit-il, la première idée qui lui vient : tracer une bordure de fusain. Après ça n’en finit pas. Et la ligne s’en va dans les constellations, magnétisée par il ne sait quoi, et ouvre l’infini à tous les vents, aux champs de blé, aux nuages, aux joies, au bleu.

Tout un jour que je viens à la capturer, cette toute simple ligne d’écriture, tout un jour pour rejoindre la première ligne germinale, la bordure vitale, où prend la lente végétation organique des mots, telle prolifération cellulaire qui lie et délie des révolutions en toute souveraineté, un peu magique, suivre la ligne qui croît, la ligne du rêve qui pense, de la pensée qui rêve, la ligne de plaisir au sourire allusif, là où tout peut recommencer, avec ses clochers, ses senteurs de jour d’été, ses orties.

Ici, au lointain de la plaine chartraine, à 9 heures du matin, l’horizon s’est réduit à une mince ligne mauve qui vire au jaune, une soudure floue entre le ciel et la terre, légère, amovible, élastique, une plate-forme à l’équilibre, là-bas où je vais et où je suis déjà, au bord de basculer, tandis qu’à échelle humaine la route que j’ai prise est soudain plus mutine, qui sinue entre de petites hauteurs de tournesol, où le fil du ruisseau longe tout à coup le talus, quand, dans le village traversé, je vois l’enfant à vélo lâcher les mains dans la sente. Je ralentis à temps pour l’éviter. À la sortie du bourg, derrière une grille, surgit un petit château blanc au milieu d’un bois.

Alors, par un effet de vivacité que produit souvent un large champ de vision, l’urgence vient avec le désir de surmonter l’insurmontable. Tout est bon à qui n’a pas le temps de voir venir. Parcourir le plateau de la Beauce, le plat du disque terrestre ce sera mesurer combien pèse la terre. Qu’elle soit calcinée, desséchée ou gorgée d’eau exhalant une buée pluvieuse, glaise labile, argile gris-vermeil cassant ou tendre selon la poussière et la quantité de salive qui l’imprègne, qu’elle soit la plus commune ou la plus rare, sable fait de coquillages et de vent, terreau de feuilles mortes, ou sédiment d’éternités, décombres de perpétuité qui n’ont ni jour ni durée ni nuit, qu’elle soit le brun rougeoyant d’ombre brûlée quand il n’y avait que la terre et les cieux, la ténèbre et les eaux où Dieu était planant seulement, seul sans nous : meuble ou grasse, pauvre ou fertile, la boue est très lourde et le sol ne repose sur rien. C’est là ce qui nous rend vivace, d’être là-dessus bien fragile, sans place déterminée, sans aspect ni don particuliers, ni céleste ni terrestre, ni mortel ni immortel, en position intermédiaire, et plastique, capable de se faire à son idée en se livrant au hasard.

 

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