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Maubert, Jean-Michel

Idiome

Des voix racontent la tragique existence d’une famille détruite par des forces obscures. Le récit en est un « idiome » que pratique Jean-Michel Maubert, auteur d’un roman envoûtant. 216 p. 20 euros (2011)

Jean-Michel Maubert, né en 1968, habite, avec sa compagne, une petite commune près de Quimper. Il enseigne la philosophie dans les lycées publics de Pont-L’Abbé et de Douarnenez. Il a publié poèmes et nouvelles. Idiome est son premier roman. 

Extrait

Une muraille de langage dressée par mes sœurs contre nos assauts à tous, experts ou proches, qui que nous soyons : depuis leur mort c’est en ces termes que je ne cesse de repenser à ce qui nous est arrivé. Toujours je repense à cela sous cette forme, presque chaque heure de ce temps qu’on appelle, faute de mieux, notre vie. Sans qu’aucun de nous ne puisse s’en excepter, autour de ces murailles infranchissables a grandi chaque jour davantage le désert de nos existences. Une interminable croissance. Un soir, enfant, dans le regard vague de mon père associé dans la cuisine au visage trop composé de ma mère, je sentis définitivement qu’ils avaient abdiqué. Tout, dans leur maintien et dans ces regards trop fuyants que je cherchais à capter, à stabiliser une fraction d’instant dans l’immaturité de mon propre regard, indiquait qu’ils ne pouvaient que laisser faire et nous laisser chacun seul face à l’idiolecte de mes sœurs. Ils nous abandonnaient en ce sens. Ce qui n’était au fond pas un mal. Ils nous laissaient à l’abandon, comme de mauvaises herbes, et frappaient ainsi de nullité, à supposer que nous voulions protester, toute protestation de notre part.

Depuis des années les jumelles ne cessaient de communiquer entre elles de cette façon. J’ai en mémoire toute une série d’images, d’instantanés, où je les revois avec netteté, riant, encore enfants, devant nos regards interrogatifs, interloqués, déjà saisis par cette stupeur qui ensuite ne nous quitta plus vraiment. Malgré cette stupeur (notre stupeur) impossible à dissimuler, le reste de la famille (ceux qui étaient en dehors du cercle formé par mes parents, mes sœurs, mon frère) s’essayait au naturel en leur présence. Mais à trop vouloir à toute force laisser paraître comme absolument normale une telle situation, celle-ci m’apparaissait d’autant plus incroyable, et cela dès l’enfance. Car le murmure de mes sœurs demeurait constamment présent, d’une présence têtue, même si elle pouvait se faire discrète, elle était la basse continue qui devait toujours accompagner nos existences.

Leur langue demeura impénétrable quant à son sens à la plupart d’entre nous, même si à force de vivre à leurs côtés nous pensions pouvoir déchiffrer des fragments de celle-ci. Nous étions alors chacun idiotement fiers d’avoir décodé quelques mots, quelques phrases, à force d’attention et de sagacité ; et nous consentions parfois à nous communiquer notre découverte ; mais il faut dire que le plus souvent cela débouchait sur de la déconvenue : nous n’avions en fait rien compris et devions retourner à notre langue ordinaire, incapables de sortir des limites qu'elles avaient dressées pour nous. Nous gravitions autour d’elles. Dès cette époque j’ai su que j’étais voué à demeurer dans cette zone incertaine que fabriquait pour moi, pour nous, leur idiome indéchiffrable. Je ne pouvais habiter ailleurs. Je n’ai jamais pu habiter réellement un autre lieu. Leur langue traçait les limites de leur territoire. La langue elle-même était ce territoire. Un territoire de sons murmurés et de sens indéchiffrable (pour nous). Une terre mouvante, des murailles mobiles, qui les accompagnaient, qu'elles redessinaient sans cesse. Bien que cette langue me soit restée fermée j’ai pourtant passé une partie considérable de mon existence à tenter de la comprendre.

De fait, nous vivions depuis si longtemps avec leur langue indéchiffrable que nous l’avions intégrée à notre quotidien. Je me représentais, enfant, parfois leur langue comme un couteau forgé dans l’acier le plus pur, un instrument acéré égaré dans une cuisine ordinaire, ordinaire comme nos existences, et je pensais qu’on ne pouvait approcher un tel ustensile sans d’infinies précautions. Au bout d’un couloir, dans la maison de mes parents, elles se tenaient parfois, sans que je les ai vues venir. Nous nous regardions et quelque chose entre nous passait. Tendant un bras, l’une ou l’autre m’invitait à venir vers elles, à franchir le seuil de leur chambre commune (elles n’avaient jamais voulu qu’on les sépare). Elles me considéraient, je crois, avec une sorte de bienveillance. J’étais le plus jeune de la fratrie et mon corps malingre et la longue mutité de ma prime enfance avaient dû les intriguer. Je devais être un cas intéressant, peut-être un peu arriéré ; mais leurs yeux me dévisageaient avec quelque chose de souriant, une sorte de compassion peut-être, ce que je pensais obscurément être une forme d’instinct protecteur. Et quelquefois leurs mains s’agitaient doucement dans la masse de mes cheveux avec une nonchalance espiègle qui devait vouloir dire quelque chose.

Cette langue, Esther (l’une des jumelles) ne savait la parler qu’avec mon autre sœur (Alina). Mon autre sœur ne pouvait la prononcer et la faire proliférer dans sa bouche (dans laquelle l’organe-langue vibrait d’une façon mystérieuse) ou vers d’autres oreilles que si d’une façon ou d’une autre Esther en était la réceptrice — même indéfiniment différée (comme c’était le cas lorsqu’Alina s’adressait à elle, même en l’absence physique d’Esther).

Enfant, Alina dansait dans le jardin la nuit. Impossible pour nous d’oublier son charme lunaire félin, ses cheveux noirs, son visage fin comme coupé au rasoir. Des yeux immense — au moins. Sa bouche carmin de subtile fleur, à peine odorante. Une silhouette anguleuse, souple et ligneuse comme une araignée d’espèce inconnue, faite pour danser, pour mesurer l’espace au rythme de son corps, de ses muscles tendus comme des ressorts.

Quand Esther et Alina se tenaient dos à dos, les lignes de leurs profils fusionnaient, faisant de leurs visages une unique masse immobile embrassant tous les côtés.

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