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Emion, Jean-Claude

Ecoutant, songeant et racontant

Deux amis universitaires, proches de la quarantaine. Ensemble, ils se consacrent à une étude sur Montaigne. L'un parle, l'autre écoute. L'un raconte son histoire, la rencontre d'une femme qui l'a entraîné à Milan, à Venise, puis l'a abandonné. L'autre songe à sa vie. Deux aventures que réunissent l'amitié et un travail commun sur Montaigne. Si l'une est mystérieuse et romanesque, l'autre n'est composée que des petits incidents de l'existence... 236 p. (1993)

Jean-Claude Emion, né en 1931, a été libraire, maître-verrier, enfin scénariste. Ses premiers textes ont paru dans la NRF en 1958, ensuite au Mercure de France. Il a publié La prochaine fois c'est maintenant (Lettres Nouvelles/Denoël, 1976), Jaky aime Rose (Régine Desforges, 1991), La Fabrique (Maurice Nadeau, 2006). 

Extrait

14 heures 15.

Marceau est de retour.

Il y a plus d’un mois, il était parti pour un weekend. Il m’avait dit être invité chez des amis à Aix-en-Provence. J’ai reçu une carte de Milan, puis un mot de Venise m’annonçant son retour. Mais je ne l’avais pas revu.

Il est là aujourd’hui. Je l’ai attendu avec impatience. Toutefois il n’a pas choisi un jour favorable pour réapparaître. Au cours du déjeuner Rosine m’a dit : « Tu joues à être mon mari comme je joue à être ta femme, tu joues à être un père comme je joue à être une mère. Cela toujours au détriment de notre pente naturelle qui nous conduit à l’égoïsme... Crois-tu sérieusement que le mariage nous oblige à un tel renoncement ? » Je n’ai pas compris et n’ai pas eu l’occasion de lui demander de s’expliquer. Cette phrase m’a déprimé. Elle a ébranlé ma fragile conviction que je vivais dans une apparente tranquillité. Rosine ne dit pas n’importe quoi. Elle est trop réfléchie pour se laisser aller à des paroles inconsidérées. C’est un coup de semonce pour m’avertir d’une tempête proche.

 « Tu m’écoutes ? » demande Marceau. Lui, semble dans d’excellentes dispositions. Assis dans le fauteuil, les jambes allongées, il me sourit...

Marceau laisse l’impression d’un homme continuellement heureux. Mais par expérience, je sais qu’il ne faut pas s’abuser, parce qu’il peut être triste et gai à la fois, à la même seconde, pour une même raison, comme s’il ne parvenait pas à cataloguer d’emblée les événements qui surviennent dans le cours de sa vie. Il les reçoit, les accueille sans parti pris, réagissant non en fonction de leur nature, mais, plus curieusement, en fonction de son humeur et d’une logique qui lui est propre. Pour celui qui le connaît un tant soit peu, l’humeur de Marceau est la chose la plus mystérieuse que puisse engendrer un esprit humain.

Une longue amitié et quelques pincées de fatalité nous ont fait travailler ensemble depuis plus de deux ans. Notre intention est de rédiger une étude exhaustive sur Montaigne... J’espère que Marceau n’a pas renoncé à notre projet. Nous y avons consacré tant d’heures qu’il serait désespérant de l’abandonner alors qu’il est en si bonne voie. En vérité, Marceau a déjà eu des doutes, non pas sur nos capacités de mener notre ouvrage à bonne fin, non pas sur l’intérêt de l’entreprise, mais sur Montaigne, sur son œuvre. Il se pose des questions et m’en pose. Il le suspecte. Il l’accuse de se placer hors des réalités quotidiennes, d’occuper une place trop privilégiée pour s’adresser avec pertinence à des hommes du seizième siècle et, évidemment, à ceux du vingtième. Il réfute mes arguments : « Regarde autour de toi, m’a-t-il dit, Montaigne propose un idéal que personne n’a jamais pu atteindre et que lui-même n’a sans doute pas atteint. Tout ça c’est trop propre pour la vie qui nous est donnée à vivre ! »

Rien dans son attitude ne me laisse supposer qu’il est venu m’annoncer qu’il renonçait. Évidemment je pourrais le lui demander, mais je n’ose pas. Sottement je crains de le mettre au pied du mur, comme si trop de brusquerie pouvait influencer sa détermination...

« Je te dois une explication », me dit-il.

Le monde est bavard et menteur. Marceau est taciturne habituellement et d’une navrante franchise. Il semblerait qu’il me revienne le soin d’arbitrer la lutte sournoise que se livrent ces deux antagonistes inconciliables. Continuellement attentif, j’ai la sagesse de ne rien espérer. Mon seul but est de sauver notre Montaigne. C’est mon unique ambition. Il n’est pas question de prendre parti pour l’un ou pour l’autre, si je peux l’éviter. Le monde est tellement crotteux que je me garderais bien de choisir sa défense. D’autre part j’écoute Marceau parce que c’est mon intérêt, notre intérêt à tous deux si nous voulons continuer de travailler ensemble. Je l’écoute par amitié. Parce qu’en général j’écoute lorsqu’on me parle. Mais je me méfie de lui. Sa chaleureuse bienveillance n’est destinée qu’à me prendre au piège. Je sais que Marceau est dangereux lorsqu’il devient prolixe et qu’à suivre son discours avec trop de naïveté on perd rapidement pied, plus aucun repère ne tient debout, on se retrouve désemparé et aller où il veut vous mener s’impose comme le seul recours.

On ne peut qu’éprouver de la sympathie pour sa sincérité. J’ai beau m’en défendre, j’y succombe quand même. Les yeux brillants, la voix douce, terriblement persuasive, il ne m’entraîne pas dans une anecdote banale, mais au plus profond de lui-même, du moins cherche-t-il à m’en donner l’illusion... La persuasion élevée à son plus haut point. Il vous ferait avaler n’importe quoi. Il ne s’agit plus de savoir s’il brode, embellit, exagère. Trop beau pour être vrai pour qu’il ne cherche pas à me berner ! J’hésite à choisir. Je n’ai aucun goût pour les confidences, et lui pas plus que moi. Ce déballage éhonté nous a toujours paru vulgaire. Il me faut vite décider : me fait-il apprécier ce que j’exècre ou son esprit diaboliquement habile me fait-il découvrir quelques données qui jusque-là m’échappaient ?

Il me dit : « Tous les hommes partent du même point et arrivent aux mêmes conséquences. Et cela quels que soient la générosité de leurs intentions, le degré de leur intelligence et l’ardeur de leurs convictions... Tu ne trouves pas ça un peu désespérant? »

Toutes sortes de choses peuvent arriver, mais la plupart n’arrivent pas, constate Marceau. Il y a une lutte féroce entre elles pour exister, seulement il n’y a que les hommes qui raisonnent, elles, elles ne possèdent qu’une impulsion insouciante, me dit Marceau avant d’aborder le vif de son sujet... Il avait réservé sa place dans le train pour Aix. Il n’en était pas moins arrivé une demi-heure à l’avance. Il n’envisageait rien de plus que quelques heures de lecture, d’assoupissement ou d’ennui. De toute façon ce voyage n’avait d’autres perspectives que de se rendre par politesse à une invitation, que de se plier à l’obligation de rencontrer des amis à intervalles plus ou moins réguliers. Il n’en attendait aucun plaisir particulier. Il avait sorti un livre de son sac, s’était installé confortablement et s’était mis à déchiffrer laborieusement : « Thoughts and feelings, minds and physical objects » d’Amstrong Bekerfield. D’une part sa connaissance de la langue anglaise se limitant à ce qui est irréprochable de savoir, d’autre part la pensée de l’auteur s’égarant dans des concepts difficilement élucidables, Marceau prétend qu’il lui avait fallu beaucoup d’attention pour s’accrocher au texte et qu’il ne s’était pas même aperçu que le train s’était mis en marche. Il ne s’en était rendu compte que lorsqu’une vague silhouette était venue troubler son casse-tête linguistique. Il avait observé du coin de l’oeil un va-et-vient encombré de bagages, puis une énervante hésitation pour choisir une place. Il avait à peine levé la tête de son livre, observant seulement que c’était une femme, remuante, lunatique vraisemblablement. Une présence, dit-il, pour laquelle il n’avait guère éprouvé d’intérêt et qui, finalement, ne l’avait pas dérangé outre mesure. Une nouvelle fois elle s’était précipitée à l’autre bout du wagon et en était revenue pour s’asseoir à côté de lui. Il ne s’était occupé d’elle, pas plus que des kilomètres parcourus, que des minutes passées. Il butait sur un mot qu’il n’arrivait pas à traduire et qui rendait la phrase incompréhensible. Il cherchait à se souvenir, il avait déjà rencontré ce mot, il en était certain, il torturait sa mémoire... Soudain il avait pris conscience que le train roulait loin de Paris. Probablement avait-il bougé les jambes, ou s’était-il redressé, peut-être avait-il regardé par la fenêtre, comme on le fait inconsciemment quand on est assis dans un wagon et qu’une pensée vous absorbe. Pour un court répit il avait abandonné sa lecture. Sa voisine en avait profité. Sans doute s’était-elle déjà intéressée au livre qu’il lisait car les premiers mots qu’elle lui avait adressés étaient en anglais. Naturellement il lui avait répondu dans la même langue. Quelques paroles distraites et polies pour lui montrer qu’il ne tenait pas à engager une conversation... Marceau explique qu’il y a tant de détails que les yeux ouverts ne distinguent pas, que seule l’imagination attrape au vol, qu’on éprouve fréquemment la peur de perdre quelque chose qui pourrait exister. Alors on force ses yeux à regarder, regarder encore ce qu’on croit n’avoir pas su voir. Mille et mille fois on ne scrute qu’un vide affligeant mais demeure la sensation que quelque chose vient de vous échapper... Il avait regardé sa voisine. Elle avait éclaté de rire et aussitôt s’était mise à parler en français. Marceau s’était senti humilié. Il ne se faisait guère d’illusions sur son accent, mais lui signifier qu’il était exécrable avec autant de moquerie et de désinvolture avait froissé même sa modestie. Mille et mille fois il ne se passe rien, répète Marceau, mais une seule fois, par hasard, les yeux s’éblouissent. Il l’avait vue. Sa beauté l’avait surpris, le son de sa voix l’avait troublé, la joie qu’il ressentait l’avait bouleversé. Il insiste : un ange gai et radieux. Peu de documents représentent les anges comme de joyeux lurons, dit-il. Dans son esprit chaotique, il n’en trouvait aucun en référence. On ne tombe pas amoureux d’un ange, affirme Marceau, il n’éveille pas de pulsions, on ne tente pas d’assouvir ses phantasmes avec lui. Marceau s’en défend. On ne désire pas un ange, mais quand il vient vous chercher, on le suit, même si l’ange ne va pas à Aix mais à Saint-Raphaël...

J’ai le malheur de sourire. Marceau se fâche. J’ai envie de lui dire que sincérité n’est pas forcément vérité, mais je m’en abstiens. Il est vraiment en colère, outré : « Crois-tu que j’irais me vanter auprès de toi d’une banale aventure amoureuse ? Quelle estime as-tu donc pour moi qui te permette de supposer que je suis en train de déballer ma vie et de l’exposer ainsi à tes vulgaires réactions égrillardes ? » Il est certain que Marceau ne m’a jamais fait de confidences. Avec lui, il serait vain d’attendre un moment de faiblesse pour recueillir quelques aveux. Pourtant je le connais mieux qu’il ne le suppose. C’est Montaigne, le merveilleux Montaigne qui m’a permis de le découvrir. Comment ne se serait-il pas trahi, quand, dans nos discussions, emporté par l’enthousiasme, au hasard de ses argumentations, je remarquais, amusé, qu’il y avait plus de lui que de notre auteur dans son analyse ?

Je le regarde. Avec affection. Avec admiration aussi. Son grand corps maigre, nerveux, s’accorde parfaitement avec son visage énergique, pas forcément beau, mais séduisant. De cette énervante séduction aussi efficace auprès des hommes que des femmes. Je me défends de trop l’admirer. Je me reproche d’avoir trop d’indulgence... Pourquoi suis-je intransigeant avec les autres, trop sévère sûrement, et si compréhensif avec Marceau ? Parce qu’en fait je n’ai rien à lui reprocher, je n’arrive même pas à être jaloux de lui. Nous avons le même âge, il ne fait pas ses quarante ans, moi je les fais bien, paraît-il. Lorsqu’il enseignait, ses étudiants l’adoraient, les jeunes filles étaient amoureuses de lui... Moi, j’en aurais été fier, fou de joie, et cela se serait vu. Lui restait lointain, indifférent; chaleureux et disponible mais hors d’atteinte de toute faiblesse, de toute implication.

Je lui ai connu des liaisons éphémères et intermittentes. Des jours j’ai cru le découvrir plus gai, je ne me souviens pas de l’avoir trouvé triste ou sombre. Sa vie ne semble pas l’affecter quel que soit le cours qu’elle prenne. Ses bonheurs et ses peines, car il doit en avoir aussi, entrent en lui mais ne ressortent pas; ainsi qu’on alimente une chaudière avec un combustible visible, parfois encombrant ou sale ou nauséabond pour obtenir une chaleur invisible, diffuse et confortable et bénéfique...

Admettons qu’à la rigueur Marceau soit tombé amoureux, il ne peut l’être qu’à sa manière. Je ne me risquerais pas à cerner parfaitement cette manière, je ne possède que de vagues a priori. Peut-être est-il capable de passion, mais intuitivement je pense que pour que cette passion soit exceptionnelle, l’objet de celle-ci doit être exceptionnel... Ce qui revient à supposer que Marceau s’est conduit comme le commun des mortels qui se laisse séduire par quelqu’un de charmant. Pourtant cette évidence ne convient pas à Marceau, je le vois mal endosser la défroque d’un soupirant ordinaire. En effet me confierait-il, m’a-t-il déjà confié, une quelconque anecdote sentimentale ? Non, son histoire est personnelle, inaccessible, indéchiffrable et à contre-courant du flux ordinaire. Il s’est fâché quand j’ai souri... parce que j’avais l’air de l’impliquer dedans, or s’il me la raconte c’est qu’il estime en être assez dégagé pour me la confier...

 

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