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Noguez, Dominique

Les 36 photos que je croyais avoir prises à Séville

Le voyage avait mal commencé.  Il a encore plus mal fini. Qui, à Séville, en cet été de l'Exposition universelle, a plaqué l'autre ?  Qui est la très jeune Carmen dont il tombe aussitôt amoureux ? Heureusement il y a les preuves : 36 photos. 80 p. (1993)

 Dominique Noguez a publié des livres de cinéma. Il a obtenu le prix Femina pour Amour noir en 1997.

Extrait

Le voyage avait mal commencé. C’est-à-dire qu’il n’avait pas commencé du tout. Les nuits précédentes, j’avais peu dormi. C’était sans doute cette traite à payer pour l’appartement, je n’y arriverais pas. Mes derniers sous étaient passés dans l’achat du Pentax PC 35 AF qui devait immortaliser le voyage. Ce qui fait que le matin, à sept heures, quand, m’étant traîné, bâillant, jusqu’au bureau pour vérifier l’heure du décollage, je n’ai plus trouvé ces fichus billets, j’étais si comateux que je suis resté calme. Pas même un juron. Pendant une heure, avec la répétitivité tranquille du rat décérébré tournant dans sa cage à la poursuite d’un invisible bout de fromage même un peu sec, j’ai soulevé l’un après l’autre une centaine de fois les innombrables carnets, dossiers, billets, feuillets, journaux dont ce bureau était tapissé, sans autre résultat qu’un accroissement sensible de l’hébétude où je flottais depuis l’aube et dont trois cafés serrés n’avaient pas eu raison.

Quand Mica a sonné — elle s’appelle Michèle, mais je l’appelle Mica, abréviation de son prénom en italien (nous parlons souvent italien ensemble, elle est agrégée d’italien) —, j’ai eu le temps, en allant somnambuliquement lui ouvrir à l’autre bout de l’appartement, d’échafauder deux ou trois théories farces pour faire un peu passer la pilule. J’ai gambergé autour d’une « visite » nocturne des Renseignements généraux ou de la C.I.A. (mais pourquoi moi ? parce que je travaille au ministère de la Défense ? je ne connais aucun secret. — Et comment seraient-ils rentrés ? le verrou était mis. — Par la fenêtre ? au sixième étage ! Non). Comme nous avions revu l’avant-veille le beau film tiré par Jean-Daniel Pollet du Horla, avec Terzieff, je m’orientais plutôt vers une explication psychiatrico-extraterrestre, quand, à peine ai-je ouvert la porte. Mica a déboulé, fraîche et joyeuse, avec ses deux sacs Vuitton. « Encore en pyjama ! Tu as vu l’heure ? etc. » Je n’ai pu que murmurer d’une voix blanche : « Les billets ont disparu » — et, saisi d’une inspiration subite, me laissant tomber sur la moquette, j’ai dit que je n’en pouvais plus, que je voulais mourir et je me suis mis à pleurer.

On ne pleure pas assez de nos jours. Cela soulage et permet d’économiser de longues scènes. À ma grande surprise, Mica ne s’est pas énervée. Elle s’est mise un moment elle-même à chercher dans tout l’appartement, puis, après avoir consulté sa montre, a sagement conclu que même en les retrouvant maintenant, on raterait l’avion. Il valait donc mieux remettre à demain, même heure. En attendant, elle passerait à l’agence voir ce qu’on pouvait faire. Comme j’avais eu la bonne idée de glisser dans la litanie de mes malheurs une allusion aux trente mille francs de la traite : « je dois justement toucher dans une semaine un gros arriéré de salaire », a-t-elle même ajouté avec ce genre de sourire mystérieux qui est la politesse des mécènes.

Si elle avait su, pourtant ! Et si j’avais su ! Ce contretemps n’a été que le premier d’une longue série. J’ai retrouvé une heure après les billets — dans le dossier des traites pour l’appartement, évidemment —, mais nous avons raté une deuxième fois l’avion le lendemain, pas le temps de dire pourquoi, c’est intime. À Orly, le surlendemain, au moment de décoller enfin pour Séville, quand je lui ai dit que j’espérais que nous visiterions aussi l’exposition universelle, elle a eu un rire nerveux. « Pas question de perdre du temps avec ces foutreries ! (A l’occasion. Mica parle cru.) Programme : cathédrale, Archivo de Indias, Alcazar, Alcazar, Alcazar ! » Mica est la plus inlassable arpenteuse de musées et d’églises, romanes, gothiques, baroques et tutti quanti que j’aie jamais rencontrée.

Plus tard, beaucoup plus tard, après des tribulations que je tairai pour l’heure, c’est moi qui ai eu un rire nerveux quand ma valise a été perdue, quelque part entre Séville et la France. Au moins, j’avais réussi à sauver l’appareil : grâce à lui, qui portait dans son ventre les précieuses traces de ces journées décisives, je pourrais revivre et comprendre ce qui m’était arrivé.

Le plus bouffon, cela a tout de même été ma tête quand le type de la boutique de photo, à Paris, m’a dit que le rouleau avait été mal enclenché et que la pellicule était restée vierge. Pas une des trente-six photos n’avait été prise ! Heureusement, j’ai une bonne mémoire, je peux à peu près tout reconstituer. Ce qui m’est arrivé pendant ces six jours sévillans donnerait de la mémoire à une bûche.

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