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Asso, Françoise

Du Jeu, à quoi ça rime

Le jeu, qui prend les joueurs, fascine ceux qui ne jouent pas sans doute parce que le jeu est ce qui ne ressemble à rien mais rime toujours à autre chose. 89 p. (1995)

Françoise Asso a publié aux éditions Verdier : Reprises (1989) et Déliement (1991). Elle est l'auteur d'un essai sur l'oeuvre de Nathalie Sarraute (PUF, 1995) et enseigne la littérature française à l'université de Lille III.

Extrait

De la vertu du détail

Il y a quelques années, le journal Libération publiait un numéro spécial qui contenait les réponses d’un certain nombre d’écrivains à la question Pourquoi écrivez- vous ? Je ne me rappelle qu’une réponse, celle de Beckett : « Bon qu’à ça ». Sans commentaire.

Ainsi à la question directe « Pourquoi jouez-vous ? » répondra-t-on, le plus sèchement possible, que c’est ainsi, que c’est comme ça — autrement dit, que ce n’est pas la question. C’est qu’il y aurait tout avantage à formuler celle-ci autrement : à la question « A quoi jouez-vous ? », en effet, chacun a quelque chose à répondre - comme à toute question apparemment sans importance, portant sur des objets ou des circonstances, bref sur du concret : « Avec quoi, dans quel lieu, à quel moment, selon quel rythme, écrivez-vous ? »

A quel jeu ?

Je ne sais pas si c’est la question fondamentale ou, au contraire, la question de surface — elle me semble, en tout cas, correspondre à la question « Avec quoi écrivez-vous ? », celle que l’on n’a pas besoin de poser ; non parce que la réponse serait d’ores et déjà visible, mais parce que celui qui écrit dit toujours avec quoi il ne pourrait pas écrire : ce n’est pas tant la nécessité d’écrire avec un feutre noir qui est affirmée que l’impossibilité d’écrire avec un stylo, un crayon, ou sur un ordinateur. De même, le joueur de black jack énonce rarement son goût pour ce jeu, mais souvent son peu d’intérêt pour la roulette ou pour le chemin de fer : comme s’il était condamné à jouer à ce jeu-là tant les autres lui déplaisent. Évidemment, les raisons de ne pas jouer à tel ou tel jeu sont toujours d’une très précise rationalité et peuvent toutes se ramener à la conviction, qu’elle soit ou non explicitée (généralement, elle l’est), qu’aux autres jeux, on perd. Les adeptes du jeu unique ont même quelque mépris pour ceux qui jouent sinon à tout, du moins à plusieurs jeux : quant à ceux- ci, ils ont évidemment, et toujours avec la même rationalité, quelque pitié pour ceux- là. Inutile de préciser que les uns et les autres ont raison.

Où ?

Pour le lieu, c’est exactement la même chose : on joue ici parce qu’ailleurs, vraiment, c’est impossible. Même mépris, même pitié des uns et des autres.

Quand ? Comment ? Combien ?  Etc.

Ce n’est pas que la différence soit essentielle entre celui qui joue uniquement à la roulette, les jours impairs, dans tel casino de Normandie, en veillant à toujours avoir, dans sa poche gauche, le jeton qu’il avait oublié au fond d’une autre poche le jour où, pour la première fois, il a gagné au casino, et celui qui joue à tous les jeux, avec peut-être une préférence pour les jeux de cartes, à un rythme variable, et absolument n’importe où ; c’est que les réponses précises ont la particularité de toutes dire obliquement ce qui là est en jeu, et qui ne s’appréhende que dans ses effets, dans ses à-côtés, dans ses détails : de l’un à l’autre, par une succession de touches, il ne s’agit que de dire à quoi ça rime, ce que la question massive, pleine, la grande question toujours évite. Répondre à la question « pourquoi ? », c’est en effet répondre comme le voisin, comme l’autre, comme ou pour lui - qui, bien sûr, ne saurait ni écrire ni jouer « comme moi ». Les petites questions, celles qui invitent au bavardage, aux anecdotes, aux menus faits que l’on développe sans emphase, celles qui de n’engager à rien sont si légèrement engageantes, permettent donc de dire, sans y toucher, ce qui rend la question première, ou dernière, absolument irrecevable - autant que le serait celle-ci : « Pourquoi écrire sur le jeu ? »

A cette question que personne ne me pose, et qu’il faut évidemment préciser, sous peine de s’y abîmer et de s’y confondre, en un plus précis, plus circonstancié : Pourquoi écrivez-vous sur le jeu ce livre- là ? — à cette question qu’il serait bon de détailler en plusieurs petites questions essentielles (Quand l’avez-vous écrit ? Certains textes ont-ils été écrits en période de chance ? en période de malchance ? Avez-vous l’intention de jouer les droits d’auteur qu’il vous rapportera ? Et à quel jeu ?...), chacun des textes ici rassemblés répond à sa manière : l’un après l’autre, exactement comme seul répond à la grande question personnalisée (Pourquoi jouez-vous, vous à qui je pose la question ?) le fait d’aller tel jour, puis tel autre, puis tel autre encore au casino.

Nul joueur ne parle du jeu que contraint - en particulier par les questions pressantes, et vaguement indécentes, de ceux qui ne jouent pas. Ce qui n’empêche pas tout joueur d’avoir, au fond de lui-même, quelques idées auxquelles il tient sur le jeu, les jeux, les autres joueurs, et sur lui- même qui joue. Mais il est probable qu’avec le temps, le temps passé à jouer bien sûr, ces quelques idées s’enfoncent toujours davantage... En d’autres termes, celui qui joue tous les jours a perdu de vue non pas ses raisons de jouer, ni le plaisir qu’il y trouve, ni le compte de ce qu’il a perdu ou gagné au jeu (toutes choses également, quoique diversement, insignifiantes), mais la conscience même d’être un joueur : je veux dire ce joueur-là, qu’il est lui, et qui ne saurait se confondre avec nul autre qui a la même « passion » que lui.

Il était donc inévitable que le désir me vînt, à moi qui ne joue pas tous les jours, d’écrire sur le jeu, ou plutôt autour de lui : désir non de parler du jeu, mais de dire, au coup par coup, à quel jeu, où, quand, comment, combien, en sachant que toujours à propos du jeu se dit autre chose - qui insiste, qui résiste.

Car le jeu est ce qui résiste : aux questions, au discours. Les textes ici rassemblés sont donc brefs, comme déjà épuisés avant de s’écrire (tout entiers dans leur titre, alors même que celui-ci peut inciter à rêver à côté, chacun pour soi), et ne constituent qu’un ensemble, forcément inachevé, de petites choses disposées ici et là — des fétiches, à n’en pas douter. L’approcher brutalement pour lâcher prise aussitôt et y revenir juste à côté, multiplier les éclairs dérisoires, ces moments où l’on pense saisir, par la bande, le centre de ce qui nous agite, tourner autour de la question qu’il est plus qu’il ne la pose, toute cette stratégie de l’infime n’est pas seulement manière d’esquiver un sujet trop grand pour moi, c’est aussi manière de traiter l’intraitable en en reproduisant le rythme secret : car l’impossibilité d’écrire sur le jeu un texte rectiligne et continu — une somme, même infime —, n’est pas sans rapport avec le jeu lui-même, qui résiste en se répétant. Jouer, c’est en effet d’abord recommencer ; rien de plus vain, donc, en un sens, rien surtout de plus innocent. Et rien de plus mystérieux que mes raisons de jouer : le jeu est ce qui ne se partage pas.

La fiction n’est pas seulement oblique, elle est toujours en quelque manière énigmatique : c’est pourquoi seule elle parvient à évoquer précisément ce qui résiste. C’est donc comme un épilogue à ce qui n’aura justement pas été un discours que se présente le texte sur Dostoïevski qui clôt ce recueil : la clôture est ici relance, évidemment, et invitation à lire ou relire Le Joueur, où les autres textes conduisent.

(Si ce roman n’existait pas, la tentation me serait venue, peut-être, d’apparier ces deux lieux qui également me résistent : faire ainsi d’une pierre deux coups... Un rêve, bien sûr : il ne s’agit ici que d’égrener de tout petits cailloux.)

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