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Vilikovsky, Pavel

Un cheval dans l'escalier

Voici un ouvrage singulier, rangé par l'Unesco dans les "lacunes" (à combler) de l'édition occidentale. Il est d'un auteur slovaque qui l'a écrit dans son pays quelques mois avant la chute du régime communiste, chute que cet ouvrage - sans coloration politique - laisse prévoir. Traduit du slovaque par Peter Brabenec. 132 p. (1997)

Pavel Vilikovsky, né en 1941, a fait des études de littérature anglaise à Bratislava.

Extrait

I

« Les hommes, dit Xénophon, ont reçu des dieux le don d’instruire les autres hommes avec les mots, pour que ceux-ci sachent ce qu’il convient de faire. Un cheval, nous ne pouvons pas l’instruire avec les mots. »

Avant de tourner sur la route principale, l’autocar s’est arrêté un instant pour laisser la priorité. « J’ai fait comme un rêve de pierre. » Tout le sang-froid, tout le cynisme du monde ne peut nous préserver de l’idée que la vie a une construction logique, comme un escalier, ou bien, comme une rondeur agréable à l’œil. Va-t’en à la fac, Ophélia !

On peut faire une phrase sur n’importe quel sujet — un autocar, la vie ou bien la petite ville de Vràble. Sur Vràble on peut dire par exemple : (alt. 142 m, 4 200 hab.), ville. Bureau de poste, gare ferroviaire, gare routière. Vestiges du néolithique et de l’âge de bronze ; un oppidum de l’époque des Romains et des Barbares. La localité est mentionnée pour la première fois en 1265. En 1294 c’est déjà une place de marché importante. Au XVIe siècle, la ville est mise à sac par les Turcs ; au XVIIe siècle, grâce à l’essor des métiers, elle devient un grand relais de poste. Et ainsi de suite jusqu’à : Hébergement : hôtel touristique « Zitavan », deux étoiles, 6, rue Grande, tél. 22-37... Ces phrases n’ont rien de remarquable, mais elles suffisent.

Un jour, c’était à Londres, une fille qui me connaissait à peine et qui, du fait de mes contacts avec plusieurs hommes âgés, pensa (à l’Ouest, la psychanalyse postfreudienne et populaire battait alors son plein) que j’avais peut-être quelques problèmes d’orientation sexuelle... On peut formuler une phrase sur n’importe quel sujet, mais faire une phrase simple sur soi-même, c’est difficile.

Recommençons : Un jour, une fille, une certaine Beverley... Tant d’années déjà, et tout ce que l’on se rappelle ! Beverley n’était pas belle. Sous l’auréole de ses cheveux blonds elle arborait un visage enflé, bourru, de paysanne enceinte de neuf mois ; elle n’était pas belle, mais elle rayonnait. Une boule d’avidité, de chaleur intérieure... Comment cela, intérieure, puisque nous savons qu’à partir d’une certaine profondeur l’homme n’est qu’une construction mentale d’autrui ? C’est peut-être pour cette raison que nous nous cramponnons tellement à tout ce qui est superficiel ; nous y adhérons, soulagés, parce que c’est là que l’homme est lui-même, qu’il est différent. Beverley était désolée que ses étudiants noirs de La Nouvelle-Orléans refusent de lire Shakespeare parce qu’il n’avait pas été noir ; il n’a, paraît-il, avec son expérience totalement différente, rien à leur dire. Le plus grand auteur dramatique, pour eux, c’est LeRoi Jones. Je ris : LeRoi Jones est noir, c’est vrai, mais pour le coup il n’est pas Shakespeare. Si j’avais à choisir entre les deux compromis, je ne sais pas si je pencherais pour le leur. J’étais conscient du ridicule de leur comportement, mais en même temps je pouvais m’identifier à eux. Ils sont sur le bon chemin, bien que juste à son commencement, évidemment. A l’arrivée ils auront peut-être quelques surprises. Je ne lis pas Shakespeare non plus : il n’était pas moi.

Ce jour-là, à la soirée d’adieu, Beverley a forcé un peu la dose de gin, et quand elle est sortie sur le balcon, je l’ai suivie de peur qu’elle ne soit malade ; la nuit tombait doucement et dans le parc, en face, un Gandhi de bronze assis en tailleur sur son piédestal nous tournait le dos...

Reprenons, pour la dernière fois : Un jour, une fille m’a demandé : « Est-ce que tu aimes ta mère ? » En anglais le verbe aimer est devenu très banal ; en anglais on peut aimer la pizza, le rock and roll et même Beckett, alors que nous ressentons ici encore une certaine gêne... mais tout compte fait, ce n’était pas la seule raison, c’est vrai, car si on doit répondre à une question aussi naïve que touchante, on ne peut le faire que sincèrement... et je pensais vraiment ce que j’allais lui dire : « Je ne sais pas, je n’ai encore rien fait pour elle. Elle n’a pas encore eu vraiment besoin de moi, alors comment aurais-je pu le vérifier ? »

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