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Beguivin, Yvon

L'Allemagne de l'Est

Le narrateur, qu'on retrouve en poste à Prague en tant que permanent d'un organisme proche des partis communistes des pays de l'Est, nous livre ici des paroles. Roman de l’« autre côté », roman de la tristesse et de la tendresse. Roman de la rencontre du paysage intérieur où le coeur souffre, et du pays grillagé où l’humble vie, « trotz alledem », s’efforce, loin des idéaux d’autrefois. On ne lira pas sans ébranlement cette prose âpre, sans fioritures, qui parfois cogne dur et coule dans les veines comme du plomb fondu. 142 pages / 15 € / (1998) / ISBN 978-2-86231-145-6

Yvon Beguivin est né en novembre 1949 en Bretagne. Dans les années 70, il a vécu à Prague et séjourné longuement dans plusieurs pays de l’Est à l'époque de ce qu'on appelait communément le "Rideau de fer". L'Allemagne de l'Est est son premier roman. Il a publié en 2004 aux éditions Blanc Silex, Georges Perros et la Bretagne.

Extrait

L’étape, c’était Ax-les-Thermes-Barcelone (240 km). Qu’est-ce que c’est qu’un mort ? C’est moi.

Si on voulait plaisanter, on pourrait dire que la journée du 2 juillet 1965, ce fut un peu comme Berlin-Ouest et Berlin-Est : un régime de bananes, un mur, un passage dans le mur, un régime sans bananes.

Pour la plus grande partie, la journée où je suis mort sans être mort, celle où je suis devenu un Allemand de l’Est, s’était bien passée. Echappé depuis le départ d’Ax-les- Thermes, José Perez-Frances mon coureur préféré, parce qu’il était beau, qu’il avait un joli nom et un maillot rose vantant une marque espagnole de sous-vêtements féminins, avait remporté à Barcelone, après avoir compté jusqu’à vingt-cinq minutes d’avance, la onzième étape du Tour de France. Déjà que dès le matin, au début de l’échappée, j’étais assez fier de savoir où était Ax-les-Thermes, chef-lieu du canton de l’Ariège, arrondissement de Foix, station thermale dont les eaux sulfurées, nous dit le dictionnaire, sont employées contre les rhumatismes, l’arthrose et les maladies respiratoires ; moi, je savais où était Ax-les-Thermes depuis 1957, depuis que Jean Bourlès, qui était le patron du Café des Sports sur la place, à Plouigneau, avait aussi gagné une étape, après s’être échappé du côté de Bourg-Madame, qui ne s’écrit pas comme ça se prononce.

Perez-Frances, lui, avait un beau nom, plus beau que Bourlès, et une belle allure, pas celle d’un Breton à jambes arquées et hanche luxée, les journalistes l’appelaient le fier hidalgo de Santander, savoir s’il y a des hidalgos à Santander, savoir ce qu’est un hidalgo d’ailleurs. Et puis j’ai commencé, malgré ces bonnes nouvelles, à devenir un Allemand de l’Est, c’est-à-dire à mourir vers la fin de la journée vu que le père, lui, était mort pour de bon. Cette nuit- là d’ailleurs, on a entendu la chouette tout le temps, on était en Bretagne.

Voici Herleshausen. Quatre ans plus tard. C’est l’Allemagne. En haut du village, juste après le virage. Il y a d’abord la baraque, où le père Kuhn est douanier. Quelques mètres plus loin, il y a une ligne blanche. Et il y a la route qui continue tout droit sur une centaine de mètres, avant de disparaître à l’ombre de gros arbres dont la base est peinte en blanc. C’est une petite route, avec un petit creux, au fond duquel on voit la brume de chaleur qui fait trembler l’air au-dessus du bitume. Et rien. De ce côté-ci, il y a le garde-frontière du Bundesgrenzschutz, fusil-mitrailleur à l’épaule, fatigué, début de bedaine, adossé au talus, il y a aussi le douanier Kühn dans la cabane, et moi. De l’autre côté, on ne sait pas ce qu’il y a. Même ceux d’ici ne savent pas trop car ils n’y vont pas.

Je me suis avancé jusqu’à la ligne blanche.

On entendait les grillons. On ne voyait pas de mur, comme on racontait toujours le mur, le mur, le rideau de fer, l’autre Europe tout ça, des journalistes, des morts d’un autre genre, volubile. En contrebas, une rivière, la Werra. Dans un film, il y a Hardy Krüger qui s’appelle von Werra, il est pilote, il s’évade, c’est un beau Junker à la lèvre molle, on le voit aussi dans Taxi pour Tobrouk, il dit au revoir à sa mère dans un château poméranien en hiver sous la neige. Au fait, s’il est poméranien, pourquoi s’appelle-t-il von Werra, je ne m’appellerais pas de la Gartempe si j’étais alsacien. Au loin, la Wartburg. Et Eisenach. A première vue, c’est un pays. Ça a tout d’un pays, il y a de la terre, des collines, des mots écrits, des routes, des voitures sur les routes, pas beaucoup mais quand même, ce n’était pas un pays, on disait que c’était le pays de Bach et de Luther, mais ce n’était pas du tout ça. C’était une tombe, la tombe où l’on ne meurt pas, où l’on ne brûle pas, où l’on ne pourrit pas, où l’on n’est pas allongé. Ce serait la mienne.

Ainsi commençait, sans mur, sans barbelés, l’Allemagne de l’Est. L’Allemagne de l’Est n’était pas un pays. L’Allemagne de l’Est était un silence, et il vivait en moi, de Sonneberg aux jouets tristes, aux pauvres couleurs, à Bad Schandau aux femmes cernées, aux ouvrières tartinées de suie sur le quai de la gare, à cinq heures du matin si belles, si fatiguées, devant le Bucarest-Stralsund, de Berlin et de Christine qui était jolie et gardait la bouche fermée à cause de ses dents en plomb, à Anklam comme une prière où j’aurais enserré de mes bras la jeune fille pâle de l’autobus qui souriait, disait qu’elle serait pédiatre s’il y a assez d’enfants, ce n’est pas sûr, les appartements sont petits, ou alors elle s’occuperait de handicapés, ça ne manque pas ici et disait en regardant les panneaux de propagande on a maintenant un cosmonaute et voyez comme on est habillé. Le pays qui n’en était pas un serait l’ombre portée de mon corps-mirador ; ne pas sortir de la tombe, juste la rejoindre. Rien ne s’était fait, rien n’avait été dit, tout était prêt. La tombe tenait son homme ; il n’y avait eu ce jour-là qu’une brume de chaleur, une route vide, un poteau, une ligne blanche.

Quelque chose avait eu lieu. Un État provisoire de dix-sept millions d’habitants, paysage sous surveillance, le pays de personne, deviendrait le mien.

A Herleshausen, le refuge de la Croix-Rouge allemande ne sert plus depuis 1961. J’y dors, ayant feint de ne pas comprendre que j’étais invité à être hébergé par le bourgmestre Fehr chez qui l’on dit le bénédicité avant chaque repas, toujours de la charcuterie, saloperie d’Allemagne, je trompe le monde et m’y réfugie de vous, qui êtes de ce côté-ci de la vie, le petit côté, Mala Strana de l’existence. C’est vous que je fuis. Je suis allongé là, dans cette maisonnette vide, sur un lit à étages, à la place de ceux pour lesquels il a été installé. Je vais passer du côté que tous les autres ont déserté. Ce fut pour eux le premier lit de la liberté, vous vous rendez compte, ça méritait une photo à chaque fois dans le journal d’Eschwege ou même de Kassel. Le lit de la liberté, un lit bien propre, une liberté bien désherbée, bien dératisée, comme un No Man’s Land, enfin un No Man’s Land allemand où on pourra installer des supermarchés et des banques plus tard si ça tourne autrement, pas un No Man’s Land je ne sais pas moi turco-chypriote un de ces trucs pas tenus, pas jardinés, avec des types mal rasés, huileux, et des vieux bidons cabossés pour marquer les limites, mais qu’est-ce qu’un mort peut bien faire de la liberté ? Un mort, ça n’a besoin pour vivre que d’un lit de mort, d’une tombe bien nettoyée. La tombe est juste en face. Presque à la toucher. Je ne le sais pas encore, mais, déjà, je ne suis plus en Allemagne. Je ne regarde pas les filles, je regarde de l’autre côté. Les filles demandent : Ist er Homo ? Je crois qu’on parle d’une marque de lessive et on parle de moi.

Quand Charly, chauffeur-routier, retour de l’autre côté, me dit : das ist nicht Deutschland, je feins de bon cœur d’être aussi déçu que lui, qui me tend preuves à l’appui, une poignée d'alu Chips, les pièces de monnaie du pays de personne. En effet, qu’ont-elles d’allemand ces pièces marquées 1 Mark, 20 Pfennigs, 5 Mark, qui pèsent le poids du vent. Selbstverstandlich, Charly, ce n’est pas l’Allemagne, c’est ma tombe. Pour être l’Allemagne, il faut avoir des sous, des billets qui gonflent, avec dessus des aigles ou des filles à nattes et joues comme des pommes, de la monnaie qui ressemble à de la monnaie, qui pèse au fond des poches, qui permet encore d’acheter des choses, même dans de lointains aéroports, même en Amérique. Plains-toi encore, surtout continue, sois humain, sois allemand et surtout n’aie pas faim, indigne-toi, Charly Dickelmann, d’avoir trouvé là-bas une escalope viennoise à la chapelure comme de la sciure, alors qu’on te fait payer sur leurs autoroutes d’étemelle après-guerre des taxes de transit en marks qui, eux, pèsent leur juste poids de fédérale et bovine Allemagne. Pourquoi l’argent de la tombe devrait-il peser le poids de l’argent des Allemands ? Dickelmann, le jeune homme maigre qui hoche la tête et fait semblant de te comprendre, n’est debout que pour te cacher qu’il est mort.

 

En savoir plus...

Voir l'analyse de Margaret Manale dans Persée (1998). (https://www.persee.fr/doc/homso_0018-4306_1998_num_129_3_3581)

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