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Caradec, François

Le porc, le coq et le serpent

François Caradec (1924-2008) a beaucoup voyagé : en Normandie sur les traces d'Alphonse Allais, en Bretagne et à Corbeil sur celles d'Alfred Jarry, en Egypte, à Neuilly et à Nice sur celles de Raymond Roussel, à Tarbes et à Montevideo sur celles d'Isidore Ducasse, comte de Lautréamont, et sur celles d'Antonin Artaud à Ivry, au Mexique et à Dublin, en Irlande où il a rencontré aussi Leopold Blum et Sally Mara. 93 p. (1999)

François Caradec a été membre de l'Oulipo et Régent du Collège de Pataphysique. Il a publié des ouvrages sur Alphonse Allais, Alfred Jarry, Raymond Roussel.

Extrait

1.

Nul arbre. Aucun bruit. Silencieux commencement du désert lumineux.

Vers un écart monte une fumée dans la grisaille, houppes brumeuses qui roulent dans l’immensité de jade.

Kaléidoscopes sans limite derrière les hautes murailles des neiges nimbées d’or.

Pulsations. Questions sans réponse. Silences. Tremblements.

L’unique — universel.

Soudain, dans un vacarme de wagons déraillés, grelotte un xylophone.

Là-haut, un yak au zénith.

2.

Le tonnerre et la foudre accompagnent le vol de Garuda qui chevauche le vent.

Ses ailes d’aigle largement déployées, l’oiseau-dieu bombe le torse pour fendre les nuées qui flottent dans le vent et s’accrochent à la montagne, comme les herbes et les algues à un rocher au fil de l’eau.

Garuda bondit sur le ciel et file dans un bruit assourdissant vers les cimes des glaciers. Devant lui se déroule la chaîne des monts inaccessibles, la demeure de dieux posée sur les cinq points cardinaux.

Garuda se laisse glisser dans le chant du silence et, soudain, plonge sur la plaine entre les collines, il fond entre Patan et Thimi sur Pashupatinath comme pour saisir sa proie vivante, un serpent qui nage dans la Bagmati. Il se redresse et — juste au moment où les roues touchent le sol de la piste — le pilote freine à bloc, l’avion vibre et hurle et s’arrête dans un crissement de pneus devant les bâtiments de l’aéroport de Tribhuwan. Garuda redresse la tête, le bec tendu dans la direction de Bodhnath, soudain calmé, apaisé, les ailes droites, fier, une nouvelle fois vainqueur des démons du ciel.

Soixante pèlerins descendent à la file et se dirigent vers la douane, leur passeport à la main.

3.

Au commencement, Brahma créa la mouche.

Puis il se reposa.

— Allons, allons, se dit le Créateur. Je ne suis pas ici pour me reposer.

Alors Il conçut pour son plaisir quelques créatures sans grand intérêt pratique, pour ne pas perdre la main.

Il y avait un peu de tout : qui nageaient dans la mer ou volaient dans les airs, ou marchaient sur terre, sur mille pattes, sur huit pattes, sur quatre pattes, sur deux pattes, ou sans patte.

Il y en avait qui aboyaient, d’autres qui roucoulaient.

Et la mouche goguenarde, collée au plafond, les observait. Chacune des nouvelles créatures se croyait à l’ombilic du monde, les mainates parce qu’ils parlaient, les vaches parce qu’elles ruminaient, les termites parce qu’ils bâtissaient, les tigres parce qu’ils feulaient.

Mais la mouche était seule à connaître la vérité : elle seule savait que Brahma l’avait créée à Son image.

Et Dieu avec amour la regardait de tous Ses yeux.

4.

Le lac brille comme un miroir d’argent. Un moine s’approche lentement, presque craintivement au bord de l’eau sans ride, translucide et claire.

Il regarde autour de lui ; il écoute. Le silence est ourlé de rares chants d’oiseaux, de craquements d’insectes, de bouffées d’arômes.

Il est seul homme dans la vallée du lac.

Alors il ôte ses sandales et s’avance, doucement d’abord, comme pour accoutumer ses pieds à la fraîcheur de l’eau, puis plus franchement déjà ; et le voilà maintenant qui marche sur les eaux vers le centre du lac, là où fleurissait à l’origine du monde le lotus primordial.

C’est alors qu’il entend un cri. Il se retourne et aperçoit, près de la berge, un homme qui se débat.

Le moine se précipite, il court sur le lac et arrive à temps pour saisir aux aisselles un pêcheur embourbé dans la lise, happé par les sables mouvants.

Il le traîne jusqu’au rivage, où le pauvre pêcheur se jette à ses pieds, serrant dans ses bras les jambes de son sauveur.

— Allons, allons, dit le moine, rassure-toi, tu es sauf et ton filet n’est même pas déchiré.

Et comme l’homme semble à la fois effrayé et ravi, il lui demande soupçonneux :

— Dis-moi donc ce que tu as vu et ce que tu vas raconter ?

— J’ai vu ! J’ai vu le Sage qui marchait sur les eaux et courait sur le lac pour me sauver de l’enlisement et de la mort.

— Toi ? dit le moine. Tu n’as rien vu. Tu m’entends ? Tu n’as rien vu, sinon je t’emporte au milieu du lac, là où est né le lotus, dans le gouffre qui communique avec l’autre côté de la terre. Compris ?

— Oui, Maître, murmure le pauvre homme. Je n’ai rien vu et je ne dirai rien.

— C’est bien, dit le moine. Tu n’as donc plus besoin de ta langue.

Et l’homme ne dit plus rien, il ne peut plus rien dire, car instantanément par magie le moine l’a rendu muet.

Et personne ne sut jamais que le moine avait marché sur les eaux, et nous non plus.

5.

Le Livre raconte que ce Maître avait plus de trois cents ans lorsque lui fut offert par les dieux l’élixir d’immortalité dans un petit flacon.

Après l’avoir débouché et reniflé, il se tourna vers ses disciples et leur demanda lequel d’entre eux désirait y goûter le premier. Tous sans exception, même les plus âgés qui faisaient la queue à la porte de la mort, récusèrent cet honneur.

En réalité, tous étaient la proie d’une indicible trouille. Et si ce soi-disant élixir d’immortalité était au contraire un poison mortel ? Celui qui le boirait tomberait raide, et le Maître de dire alors en désignant le cadavre de l’imprudent :

— Regardez-moi cet imbécile, et que cela vous apprenne à ne jamais avoir bêtement confiance qu’en vous-même.

Ils n’avaient peut-être pas tort de se méfier, car le Maître était coutumier de ces farces macabres.

Il lut leurs pensées et il en fut très mortifié.

— Vous êtes des pleutres, leur dit-il. Et pour vous punir de votre lâcheté, le premier qui profitera de l’élixir d’immortalité qui m’a été donné en songe sera mon petit chien Wou-Wou.

Les moines se récrièrent, mais ils comprirent la leçon de sagesse du Maître, qui préférait faire l’essai de sa médecine sur l’animal avant de l’expérimenter sur l’homme.

Le chiot lapa le breuvage dans une soucoupe, remua la queue et ne mourut pas.

Cependant les moines étaient des malins et ils préférèrent patienter encore. Qu’est-ce qui leur prouvait que l’élixir rendait vraiment immortel.

Ils n’en surent jamais rien. Car ils étaient tous trop âgés, et ils moururent, et le Maître mourut aussi, avant le petit chien, devenu entre-temps le vieux chien Wou-Wou qui somnolait tout le jour dans la poussière, là-bas derrière le petit stupa.

Tout permet donc de croire que le chien du Maître du Grand Livre est devenu immortel.

Mais attention, rien ne prouve non plus qu’il ne l’était pas avant de boire l’élixir.

6.

Cet homme était un grand tueur de dragons.

Depuis son enfance, il s’était entraîné à la chasse au dragon. Il avait tout d’abord appris à les reconnaître selon la tradition. Il savait qu’un vrai dragon a une tête de chameau, des cornes de cerf, des yeux de lapin, des oreilles de vache, un cou de serpent, un ventre de grenouille, des écailles de carpe, des pattes de tigre, des griffes de faucon ; qu’il a du poil dans les narines et une petite barbiche. Et surtout qu’il est sourd comme une bûche.

Cet homme était devenu si habile archer, qu’il ne lâchait jamais la flèche de crainte de dépasser le but.

Son ouïe était devenue si fine qu’il distinguait, rien qu’au bruit, la chute d’un kilo de plumes de celle d’un kilo de plomb.

C’était devenu un si expert tueur de dragons, que les dragons d’alentour évitaient de se mesurer à lui et qu’il mourut fort âgé sans en avoir jamais rencontré un seul.

7.

Celui-là était un adroit commerçant : il achetait des rêves et s’en venait les vendre au marché à ceux qui ne rêvaient pas.

Il avait dans sa clientèle des sages et des fous ; mais nul homme raisonnable. C’est pourquoi il fit rapidement fortune.

Il voulut à son tour goûter des rêves qu’il achetait et revendait. Mais il en devint si friand qu’il garda pour lui tous les rêves et ne les vendit plus. Il tomba bientôt dans une profonde misère.

Devenu trop pauvre pour acheter d’autres rêves, il fut contraint de les rêver lui-même.

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François Caradec a beaucoup voyagé : en Normandie sur les traces d'Alphonse Allais (Œuvres complètes, biographie), en Bretagne et à Corbeil sur celles d'Alfred Jarry, en Egypte, à Neuilly et à Nice sur celles de Raymond Roussel (biographie), en Franche-Comté sur celles d'Albert Humbert et de Christophe (biographie), à Tarbes et Montevideo sur celles d'Isidore Ducasse, comte de Lautréamont (biographie), et sur celles d'Antonin Artaud à Ivry, au Mexique et à Dublin en Irlande où il a rencontré aussi Leopold Bloom et Sally Mara.

Il a aussi beaucoup visité Paris et continue de le faire malgré les digicodes qui interdisent aujourd'hui les flâneries dans les cours et les jardins avec André Hardellet.

Il en rapporte ce qu'il appelle des « Bandes dessinées en prose » : Nous deux mon chien (Horay), La Compagnie des Zincs avec Robert Doisneau (Seghers), un Catalogue d'autographes rares et curieux (Editions du Limon) - et aujourd'hui ces « traces » que lui ont laissé plusieurs séjours au Népal. (Le porc, le coq et le serpent se poursuivent au centre de la roue).

Autant de voyages qui prouvent que la réalité est dans les livres et nulle part ailleurs.

François Caradec a été membre de l'Oulipo (Ouvroir de Littérature potentielle), et Régent du Collège de Pataphysique.