Le vigile de cette histoire garde une porte au sous-sol d’une tour. Son travail consiste à vérifier que les passages à sa porte se font avec un badge spécial, autorisant l’accès. Bientôt, la tour se vide. La porte qu’il garde reste fermée et plus personne ne passe. Cette tour devient sa tour. Il se retrouve seul. En restant dans cette tour, c’est en lui-même qu’il a l’impression de rester. Un vigile est le second roman de Patrice Pluyette. 97 p. 12 euros (2005)
Cette porte me tient compagnie, elle est un outil de travail ; ensemble nous formons une équipe. Regardez-la : elle s’ouvre de droite à gauche et non l’inverse à cause du coin de mur à gauche perpendiculaire au plan de la porte. Haute comme n’importe quelle porte, elle est nettement plus lourde que la moyenne car c’est une porte coupe-feu mais on ne croirait pas (c’est écrit). Je n’ai jamais su sa couleur, un ton clair, dans les vert-pomme ; l’éclairage est insuffisant, une porte n’a pas besoin d’éclairage, les gens reconnaissent une porte. Contrairement à un chien, aucun dressage n’a été nécessaire. Une porte ne se dresse pas. Elle s’impose, est là. Arrive un matin en sachant ce qu’elle doit faire : je m’ouvre et je me ferme.
Ma porte donne accès à un lieu dont je contrôle les entrées. J’ai besoin d’elle, elle a besoin de moi. Toute la journée, debout, je vérifie que le passage à cette porte se fait avec un badge autour du cou, un badge spécial, autorisant le passage. C’est mon travail. Je n’ai rien d’autre à faire que de contrôler, attendre de contrôler.
Dans un mur, quand il n’y a pas d’ouverture pour la porte, il y a le mur, c’est-à-dire qu’en ouvrant la porte qui se serait trouvée là, on tombe sur un mur. Grâce à la porte, les gens traversent un mur, agrandissent leur vie, découvrent un espace vierge ; elle s’ouvre à eux, ils passent, la porte se referme et on se demande où diable ils sont passés, tous, ce qu’ils font.
C’est extraordinaire, une porte. Quand les gens sortent, inconsciemment, ils remercient la porte. Elle installe un conduit, une organisation humaine, elle participe au bon déroulement du monde en y donnant accès, en partie, à ce monde. Mais la compagnie d’une porte reste une compagnie assez sommaire. Je passe mes journées et mes nuits seul.
Je ne parle pas (on ne parle pas aux portes). Je ne bouge pas. Ma vie est ainsi faite : droite, plate. Je suis en quelque sorte une porte mais une porte qui pense.
J’ai, à ce titre, acquis une maîtrise assez poussée de mon esprit : je m’ennuie gentiment, sans gros dégâts. J’essaye de ne pas me dire que je m’ennuie. Au début je consacrais mon temps à la réalisation de petites entreprises telles que fixer l’aiguille de ma montre. Elle trotte et saute de trait en trait, quand elle arrive sur le trait du haut elle fait bouger une autre aiguille et quel suspens de voir comment cette autre aiguille s’y prend, à son tour, pour bouger : prudemment, avec moins d’excitation que la première ; on sent bien qu’elle impose une distance, fait sentir, ma cocotte, que tu vas pas m’apprendre, à moi, comment on indique une minute.
Pour s’occuper bêtement j’avais trouvé aussi quelque chose de physique, lié directement à mon corps : je gonflais les poumons en inspirant le plus possible d’air et les dégonflais par petits bouts toutes les dix secondes (non seulement le simple fait de marquer le temps constituait une activité, mais en plus ça régulait ma respiration : à force d’être debout, le cœur pompe davantage et la respiration s’adapte, selon le cas, plus ou moins facilement).
Seul problème dans cette approche cumulative de l’ennui : la durée. En effet, pour occuper toute la journée, une petite entreprise doit aussitôt être suivie d’une autre petite entreprise aussi bête que la première, sinon le retour au lent décompte du temps est trop dur et alors une occupation en appelle mille autres et c’est un stress supplémentaire qui s’ajoute à celui de retomber dans l’ennui, sans compter qu’il n’y a pas mille façons de s’occuper bêtement et qu’en fin de compte on s’ennuie beaucoup avec ce genre d’occupations, je dirais même qu’elles ramènent à un désœuvrement plus ennuyeux que l’ennui lui-même car on s’abêtit à tenter de combler une vacuité. Non, j’ai compris, bien vite, que pour dépasser l’ennui je devais d’abord l’accepter, m’ennuyer pour de vrai : être débordé d’ennui, ne plus savoir où donner de la tête.
Il y a une réelle excitation à s’ennuyer : évoluer au cœur du problème, attaquer le taureau par les cornes, être en quelque sorte jeté dans l’océan. Prenons un funambule au-dessus du vide. S’il souhaite atteindre l’autre bout il doit faire corps avec le vide, l’accepter, être lui-même le vide.
Je me mis à faire le vide. En réalité, c’est impossible de faire le vide dans sa tête. On pense toujours à quelque chose. Mais en se disant qu’on fait le vide, on pense aux choses avec moins d’emportement qu’en ne se le disant pas ; les idées se déroulent sans vraiment trouver prise à votre humeur. On rêvasse. Le temps qui passe n’est plus le temps des montres. C’est un autre temps, le sien. Un temps personnel. Réglé sur les mouvements de l’âme et de l’esprit.
Si vous voulez tout savoir, moi, je me dis que je pêche. Que je suis sur la mer. Une fusion s’instaure. Je rentre dans le mur devant moi et je deviens le mur. Je rentre dans le sol et je deviens le sol. Je regarde mes pieds et je deviens un pied. Je procède par plan fixe. Je peux rester des heures sur un même plan. À m’oublier.
Je me transforme, pouf.
Une caméra. Je suis devenu une caméra. D’abord je me durcis. Ensuite ma tête part vers l’avant, mon corps s’allonge, les yeux se rejoignent en ne formant plus qu’un seul œil, énorme et vide. Je suis une caméra mais je suis aussi une porte, je suis une caméra en forme de porte, une caméra dans une porte, une porte et une caméra. Je peux me transformer en n’importe quoi. Demandez-moi, demandez-moi. Une plante. Il suffit de penser très fort à une chose et on devient cette chose. On sent ce qu’elle ressent ; par exemple une plante, quand elle manque d’eau, elle le ressent au niveau de la motte, la motte se pétrifie, ça fait comme une lourdeur dans le bas mais je ne peux pas crier alors je bouge mes racines, j’essaye de défaire les nœuds, je vois si plus haut je ne pourrais pas faire trembler une feuille. J’attire, en vain, l’attention. Je veux, sachant que derrière ma porte, au fond de la salle, il y a des toilettes, sauter, et par petits bonds atteindre le lavabo ou la douche, l’ouvrir et m’éclabousser. La salle est une salle de sport. Mais il faudrait d’abord que j’ouvre ma porte. (Ce n’est pas dans mon habitude de laisser passer une plante sans badge.)