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Volkovitch, Michel

Coups de langue

La langue en question, c'est l'idiome écrit par nos écrivains, mais aussi l'organe qui goûte les textes comme si c'était des mets délicieux, des chairs adorables. 192 p. (2007)

Extrait

CATHERINE ET SIMONE

Je t’inviterai à ma maison...

C’est ce que m’a dit Catherine Viaud un jour à la sortie de l’école, au printemps 1957. La tournure était fautive, et en ce temps-là déjà, je crois, je m’en rendais compte. Mais si ma copine avait dit Chez moi, comme il convient, je n’en serais pas à ruminer ces mots quarante ans plus tard. Leur magie n’était pas due, ou pas seulement, à la voix soudain chuchotée, à l’éclat d’incroyables yeux verts ; c’est l’incorrection infime de la phrase qui l’a fait vivre et survivre. Catherine Viaud était différente : elle revenait d’Argentine, avait vu des choses fabuleuses (d’où la beauté de ses yeux) et parlait une langue à elle, sans doute frottée d’espagnol, mais capable de caresses, comme le montrait ce Ma maison, douceur extrême des deux [m], promesse d’amour, d’intimité.

Viviane, des années plus tard, parlait un français parfait. Ne lui restait de sa langue maternelle qu’un petit grain de beauté linguistique : elle ne me disait pas Je pense à toi, mais Je te pense. Gaucherie ? Recherche ? Coquetterie gratuite ou message caché ? Ne croyant pas à l’insignifiant, je décryptais ainsi : Ma pensée te pénètre comme un fluide, elle te façonne. Et aussi : À toi ? Non, je ne peux pas l’être. (Elle ne le fut jamais.)

Être amoureux de ma langue ne m’empêche pas de voir ses faiblesses, ni les beautés de ses rivales.

Le mot Tabou, par exemple, c’est en anglais que j’aime le dire : Taboo... Longue finale qu’on peut étirer, ouououou..., jusqu’à faire peur — sans savoir si c’est pour de vrai ou pour de rire, comme quand on crie aux enfants « peekaboo ! » (« coucou ! »). Car le tabou de nos jours, à demi déchu, vire souvent de l’épouvante à l’épouvantail.

Notre Tabou français, à côté, fait plutôt pâle figure avec sa finale plate, à la fois pesante et étouffée. Surtout, je suis gêné de le voir souvent, sous sa forme d’adjectif, affublé chez nous d’un féminin et d’un pluriel, comme s’il était un mot parmi d’autres ! Comme si un tabou n’était pas par essence intangible, donc invariable ! « Les choses de la chair restaient taboues pour moi », écrit Simone de Beauvoir. J’en suis choqué comme d’un contresens. Franciser à ce point, c’est pasteuriser. On a engoncé la belle sauvage nue dans un tailleur de dame. On lui a donné l’air mou, déguisé, triste. Ce n’est qu’un détail, bien sûr, mais je crains d’y déceler un brin d’académisme. Ou une atrophie du sens du sacré. Ou — plus grave — une certaine surdité au pouvoir des mots. Ou les trois ensemble ?

Non, je ne n’aime pas trop tirer sur Beauvoir, je l’ai beaucoup aimée, elle a écrit plein de trucs très bien. Je constate simplement ceci : une petite fille du CM1, qui va redoubler en plus, peut à l’occasion, sans savoir comment, faire éclore un joli bouton de langage ; et un auteur patenté, avec toute sa science, nous refiler une fleur défraîchie.

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