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Nizard, Simon

Les mains de Fatma

Le narrateur, Farid Yacine, est un jeune "beur" d'une cité HLM périphérique ordinaire, d'Hyères, dans le Var. Il s'adresse à son ancien professeur de collège, Madame Spinelli, pour la remercier d'avoir été la principale source de sa réussite scolaire. Dans ces lettres, Farid construit une chronique de son entrée dans la vie adulte, alors que son père, Youssef, est retourné à ses oliviers, là-bas ! Cette chronique dans la cité est illustrée, ponctuée de courts textes de fiction, "extrapolations imaginaires intimes", poèmes, contes et nouvelles qu'il offre et soumet à son professeur, en convalescence dans une maison de repos. Le récit se caractérise par l'invention d'une langue mêlant et confrontant langage chatié et références littéraires, langage caractéristique des jeunes de cités. Les Mains de Fatma est un hommage à cette jeunesse des cités dont l'intégration est une réalité. Roman 184 p. (2002)

Simon Nizard, né à Tunis en 1943, est un éducateur en zones "sensibles". Il a publié un roman, Le Goût des pistaches (L'Harmattan, 1994) et un essai, Le Jardin des couscous (L'aube, 1996, rééd. 1998).

Extrait

Hyères, le 21 septembre 1998

 

Chère Madame Spinelli,

 

Je voudrais d’abord vous saluer depuis mon désarroi tout neuf. En effet, je suis heureux et malheureux à la fois et ça me fait comme un télescopage dans la tête. Ainsi, je m’adresse à vous pour trois raisons, deux joyeuses et la troisième grave.

À presque vingt ans, c’est la première fois vraiment que j’écris une lettre, enfin à part les cartes de vacances et si peu. L’échange épistolaire a longtemps constitué un genre littéraire, donc, si vous le permettez, c’est aussi pour moi l’occasion d’un « entraînement » comme écrivain à venir. D’autre part, je tiens à ce que vous puissiez décider sereinement et sans vis-à-vis dans l’alternative de m’accorder ou non votre aide car cette lettre est un appel à l’aide.

— Première bonne nouvelle : comme vous le savez peut-être, par un cousin ou l’autre, je suis désormais bachelier avec mention. Avec mention ! Or, si j’ai bien négocié ces trois années au lycée Jean-Aicard, c’est d’abord à votre perspicacité et je crois aussi à votre tendresse (est-ce un secret professionnel ?) que je dois d’avoir échappé à l’assommoir du cycle court. Je vous dois aussi la fierté de mon père et « la tournée de conférences » qu’il a effectuée dans toute la cité (des Mataffes jusqu’au bâtiment 19 tellement fracassé qu’il ressemble à Beyrouth à la télé) avec meeting final sur le muret dans l’ombre portée de la tour P où devant tout le monde il m’a offert une montre comme on fait au bled pour les circoncisions, ce qui a fait rire le vieux hadj Ben Othman d’ordinaire sérieux comme un pape. On a même eu droit à quatre youyous des vieilles jumelles Slimani, c’est vous dire ! Vraiment, mon père avait pété un plomb ce jour-là et c’est un moment de ma vie, merci !

Cette vie vient de basculer en plein été, à cause de la tournure qu’a prise ensuite cette dignité neuve dans l’esprit de mon père : sa Décision Finale de Retour qui me jette au monde des hommes, abruptement, sans barbe et sans moustaches. Me voici donc face à la France et à l’avenir car pour nous le combat est double dans ce pays accueillant et méchant à la fois. Je vous écris très tard, dans un rond de lumière investi de silence, depuis la tour K de ce Val des Rougières où trois mille âmes sommeillent comme autant de poulets en batterie...

Tout près, si loin, dans les rues pimpantes aux palmiers domestiqués, désafricanisés et en situation régulière dans le cadre du Regroupement Végétal, des citoyens respectables se saluent civilement et se demandent réciproquement des nouvelles de leurs respectives insécurités portatives. Pour eux, le « Val dès » c’est le Bronx... :

Il y a l’entassement des poubelles, virgule, il y a l’ignorance et la misère. Point.

Je suis à la croisée, Madame ! Vraiment, il peut tout survenir et me voici comme un oiseau sur la branche : c’est l’envol ou la glu.

Au bout de cette lecture, ne me laissez pas rayer sur le gril de l’attente (je vous crois incapable d’une telle cruauté mais...). Quelle que soit votre décision, veuillez en avertir très vite les frères Maalouf qui sont dans votre 4e. Quand j’ai su vers février que ces deux farfadets mettaient le souk dans votre cours, je les ai convoqués par hasard dans la colline et je leur ai réglé le carbu et resserré l’échappement après les avoir mis au courant de la personne que vous étiez et depuis, d’après Agnès Grosso, il paraît que durant vos heures tout le monde a les ailes dans le dos. Je vous devais au moins ça.

— La deuxième bonne nouvelle vous concerne très directement. En effet, j’ai reçu mardi 15 septembre, à l’en-tête des Editions du Seuil, une lettre d’encouragement de monsieur Tahar Ben Jelloun, l’écrivain de La Nuit sacrée et de La plus haute des solitudes qui est une de mes idoles. Je lui avais adressé un recueil de textes comme une série d’autoportraits fictifs scannés dans la cité moisie du « Val dès » et intitulé « Extrapolations imaginaires intimes ». Ça arrache, non ?

Comme, dans ma lettre de présentation, je lui faisais part de votre « responsabilité » dans mon intime décision de devenir écrivain, il a eu une belle phrase et très juste à votre égard que je vous laisse découvrir...

Souvenez-vous...

Souvenez-vous... Vous étiez nouvelle au collège Marcel-Rivière et si jeune...

En manière de présentation, en ce début d’année scolaire 1995, vous nous aviez demandé de vous parler un peu du quartier et bien sûr du « Val des Rougières », notre cité, à presque toute la classe.

À la fin du cours, vous nous aviez donné ce sujet :

« C’est un soir de septembre, un homme rentre chez lui, dans un immeuble de la cité du Val des Rougières, à Hyères, racontez ! »...

Je me souviens...

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