Zigzags dans les orangers
Un été en Grèce de nos jours. Deux lieux : Athènes, un village au bord de la mer. Cinq personnages principaux : une femme gravement malade à l'hôpital ; son frère, un jeune opisif ; un infirmier mal dans sa peau ; une très jeune fille révoltée ; un oiseau qui parle. Roman traduit du grec par Clio Mavroeidakos-Muiler et Michel Volkovitch. 182 p. (ed. française 2003)
Zigzags dans les orangers a obtenu le prix du roman de la revue Divazo, en 2000.
Extrait
Le téléphone sonnait sans arrêt, c’était son seul souvenir de l’après-midi. Allongé sur le canapé il avait sombré dans un sommeil sans rêves. La sonnerie du téléphone avait retenti un nombre infini de fois, martelant, trouant obstinément l’air chaud et humide. Le bruit remplissait la chambre et lui vrillait le crâne, il sentit la pression sur ses tempes, puis ce fut comme un son qui se désaccorde tandis que la sonnerie s’éloignait, comme prise dans une spirale. Puis elle s’arrêta brusquement. Silence de mort. Puis recommença. Quand le martèlement se rapprocha de nouveau, il se leva, tenta de localiser le bruit.
Il prit l’écouteur et répondit machinalement à quelqu’un qui demandait d’une voix nasale l’entreprise de transports « Horizon ». Il n’avait aucune intention de s’énerver. Mais le type insistait. Sur un ton de coq irrité. Quel était son numéro de téléphone, il était sûr que le dernier chiffre n’était pas un zéro, et de toute façon l’entreprise de transports avait bien déménagé quelque part, il ne pouvait donc pas jeter un œil dans l’annuaire et lui donner le bon numéro ? Pour finir Sid l’envoya au diable, retourna sur le canapé, s’y pelotonna. Et voilà.
Cette chaleur lourde le gênait pour respirer. Ses bras pendaient de ses épaules comme des corps étrangers. Et voilà quoi ? se demanda-t-il. Debout devant le miroir de la salle de bains. L’ampoule nue projetait une lumière crue aux reflets nacrés qui, lui sembla-t-il, collaient aux petites rides autour de la bouche. Paupières gonflées, joues pas rasées, un visage encore jeune. Encore. Pas jeune, enfantin. La lèvre inférieure formait comme un u. D’enfant, je passe directement au quadra, se dit-il. Et après ? Quoi, après ? Il n’y avait pas d’après. Juste une envie de roter. Il n’avait pas mangé depuis la veille au soir mais il sentait monter, de l’estomac à l’œsophage, un rot monumental. Un rot bruyant, écœurant allait et venait dans ses tripes depuis des heures, prêt à éclater. Et voilà. Quelque chose se glissa derrière son dos. Un bruissement d’ailes étouffé.
— Salut, Maria ! dit l’oiseau.
C’était un mainate — non, une mainate, pendue à la barre fixe de la porte. Elle le fixait, les yeux exorbités, comme si c’était la première fois.
Il prit une bière dans le frigo et s’assit devant la télé. Le score du week-end était de quarante-cinq morts. Tous raides morts, avec chaînettes en or autour du cou et foulards ensanglantés, ambulances, sirènes à fond, voitures accidentées, un porte-bébé égaré au milieu de l’asphalte. Le défilé des mêmes images sur toutes les chaînes. Encore et encore. Deux jeunes gens passèrent sept fois devant l’écran, portant avec dévotion un bras d’homme velu emballé dans un sac plastique, et chaque fois qu’ils atteignaient le bord de la route, ils s’arrêtaient pour discuter le coup avec les reporters et faire admirer leur prise. Ni chaud ni froid. « N’avaient qu’à rester chez eux », voilà ce qu’il aurait dit s’il avait regardé les infos avec une fille, dans l’espoir de la choquer. Elle se serait tournée vers lui avec un drôle d’air, les yeux mi-clos, louchant comme pour passer un fil dans le chas d’une aiguille. « Chouettes, leurs vacances », aurait-il continué du même ton, sentant qu’il approchait du but. Puis il serait allé dans l’entrée commander une pizza par téléphone, et à son retour la fille, débarrassée de ses chaussures, chantonnerait en regardant MTV.
A la troisième bière il se sentit mieux. Son estomac s’était remis en place, le rot commençait à se dissoudre, absorbé par ses cellules profondes. Sur l’écran, un quinqua bronzé en blazer jaune guidait ses invités autour d’une fontaine pleine de nénuphars en plastique, et avant de les asseoir, présentait chacun d’eux dans une pantomime grotesque. Si j’atteins le blazer jaune, je me cherche une bière, dit-il, et il cracha. La salive gicla jusqu’à la téloche et se colla trois centimètres sous la cible, comme un ver écrasé. T’es cuit, tu entends ? Si j’atteins la fontaine, je ne bois plus rien, dit-il, et il cracha de nouveau. Bingo !
— Salut, Maria, dit la mainate.
— Salut, Maria, dit Sid.
Le soir, les coups de fil reprirent. Ce n’était pas la voix de l’après-midi, ça il en était sûr. Le type connaissait son nom, il l’avait probablement choisi au hasard dans l’annuaire. Il parlait aimablement, d’une voix sonore et sans couleur, et demandait quelque chose obstinément. Mais Sid ne comprenait rien à ses phrases et raccrocha. Le téléphone sonna une nouvelle fois. « Bonsoil, c’est poul le joulnal... » Il comprit enfin. C’était incroyable. Un Chinois qui cherchait à lui vendre un abonnement au journal local. Incroyable, non ?
Le joulnal, le joulnal...
Demain.
Tard dans la nuit, la pluie se mit à tomber. Une averse purifiante qui tombait en mugissant des nuages éventrés.
Sid n’entendit pas la pluie. Il sentait dans son sommeil la fraîcheur inattendue se glisser dans la chambre et se poser, telle une compresse, sur les murs chauffés à blanc. Un esprit de l’air s’approcha, lui caressa le front. Il n’entendit pas la mainate battre furieusement des ailes dans sa cage. Il n’entendit pas les fenêtres qui claquaient, ni la rumeur montant des égouts. Il pleuvait, il pleuvait, la pluie lavait la ville.
Lia réveillée par la pluie se souleva sur ses coudes. Les fenêtres n’avaient pas de rideaux et la vue de l’eau qui cognait violemment les vitres lui ramena soudain le goût d’une matinée perdue dans sa mémoire. Love me tender, love me true... Qui parlait ? C’était une chanson. Un jour où elle avait séché les cours, avec ses copines, pour aller à la mer. En juin. Non, en mai, il faisait frisquet encore. Marchant sous les nuages elles avaient rencontré trois pêcheurs. S’étaient fait passer pour des Américaines. « Fishes, fishes, we want fishes », criait Fifi en courant, pieds nus, le long de la plage. Elle avait ôté sa blouse et remonté sa jupe sur sa taille, dénudant ses célèbres jambes. On la surnommait Long Legs. Les pêcheurs extasiés lui avaient offert un panier de rougets. Et ensuite ? Ensuite, il s’était mis à pleuvoir, elles étaient trempées. Love me tender, chantait le transistor, avec un cri de saxophone à la fin de la strophe.
La chambre avait six lits, mais seul le sien était occupé. La dernière patiente était partie la veille l’après-midi. C’était si bon de rester seule. Toc toc, l’eau coulait dans la gouttière avec force. Toc toc, bla bla. Aime-moi, aime-moi, idiot. Mais il y avait autre chose. De l’eau dans une soupe de poisson. Quand était-ce arrivé ? Aucun souvenir. Un enfant baisse la tête sur son assiette comme si on l’avait grondé. Il pleure ? Oui, il pleure, ses larmes coulent dans la soupe de poisson. Mais ce n’est pas ça, ou pas seulement ça. D y a de l’eau de pluie dans la soupe, elle en est sûre. Une terrasse avec des géraniums, la table est mise. Ils sont en vacances à la campagne, c’est la fin août. Son frère a la boule à zéro. Il goûte la soupe et crache dans son assiette. On le gifle. Au même instant, la pluie commence. Chacun prend son assiette et rentre en courant dans la maison. Son frère demeure vissé sur sa chaise, la tête baissée sur la soupe de poissons. Les sanglots secouent ses épaules étroites, la pluie forme un petit ruisseau qui s’écoule depuis la racine des cheveux jusqu’au nez puis dans l’assiette.
Et quoi d’autre ? Quoi d’autre ? Dis-moi. Des corps sortant de l’insomnie qui marchent un instant côte à côte, sans un mot. Le jour s’est levé, ils vacillent légèrement, découvrant aux premières lueurs que l’autre corps est étranger. Laissant derrière eux les amours d’une nuit, emportant chacun son morceau de peau. Des corps qui avancent immobiles tandis qu’il se met à pleuvoir. Ce qui fut inscrit sur la peau ne disparaîtra pas, pensent-ils. Les matins s’accumulent. Combien de tels matins dans une vie ? Trois, quatre, peut-être dix, pas plus. Tous pareils. Où l’on garde sa peau à sa place. Où l’on marche sous la pluie, engourdi.
La pluie avait cessé. Bientôt les infirmiers passeraient. Aujourd’hui le bon élève était de service. Jeune, mal dégrossi, un regard débile de myope. Ses sabots blancs qui résonnent jusqu’au bout du couloir. Mais comment puis-je savoir ? Comment puis-je me souvenir de cette scène et non d’une autre ? Mon frère pleurait sous la pluie, penché sur son assiette. Moi, j’étais dans la maison. Je mangeais. Je détestais la soupe de poissons, mais n’osais pas me plaindre après ce qui s’était passé. Je pouvais voir son dos, ses épaules secouées de sanglots, et imaginer la colère, le désespoir enfermés dans le petit corps. Je pouvais imaginer. Pas voir. J’étais assise près de la fenêtre. Je pouvais voir les géraniums battus par la pluie, la terre qui gonflait puis devenait de la boue. Je pouvais l’imaginer malheureux. Je pouvais savoir, pas imaginer. Je pouvais savoir. Je ne voulais pas savoir. Pourquoi ? J’étais jeune et j’avais peur. Non, faux. Je pouvais savoir mais je ne voulais pas.
— On dirait le Déluge, bonjour, dit la femme de ménage en entrant. Elle vida la corbeille et jeta un regard distrait autour d’elle. Des sabots arrivaient en trombe de la chambre voisine.
— Idiota furioso.
— Comment ? dit la femme de ménage.
Rien, rien, fit Lia de la tête.
— Bonjour, bonjour, heureusement ça s’est rafraîchi, pas vrai ? Bien vrai, crétin. Il poussait le chariot, le gara près du lit et, sans la regarder, se mit à préparer la seringue, le butterfly et l’élastique pour la prise de sang.
— Vous pouvez appeler quelqu’un d’autre ?
Ses yeux, derrière les verres épais, semblaient contempler un extraterrestre.
— Ce qu’un autre fait, je peux le faire aussi, grogna-t-il impatiemment.
— La dernière fois j’ai eu un bleu sur le bras.
— Laissez moi faire mon travail. Il se pencha sur elle, tenant l’élastique, prêt à faire le garrot. « Je sais très bien où est la veine. »
— Pas question ! Elle sauta du lit et courut pieds nus dans la salle de bain, entraînant à sa suite le portant et la perfusion.
C’était une petite pièce, chaude et humide, pleine d’une odeur indéfinissable, non pas d’eau de javel ou d’alcool à 90°, mais d’autre chose d’ancien, d’oublié. L’odeur avait imprégné les murs et maintenant s’évaporait en laissant des empreintes. Une atmosphère de hammam. C’était toujours agréable de venir là pour s’isoler un moment. Elle entendit dehors, dans le bureau des médecins, les cris de l’infirmier qui protestait. Ouah ouah. En général il y avait trois bassins sur les dalles de la douche. Ce jour-là il n’y en avait que deux. Une de plus clouée au lit. Pas de savon ni de papier toilette, chaque patiente apportait les siens. « Puisque personne ne nous aime, l’hôpital est l’endroit rêvé pour nous », disait-elle parfois pour amuser la compagnie. Au début, les rires étaient un peu forcés, certains la trouvaient originale, d’autres soupçonnaient un réel problème de santé. Alors elle en rajoutait. Bluffait. Disait que c’est merveilleux d’être malade, que la fièvre procure la meilleure défonce et que la baise la plus frénétique est pour après la salle d’op’, quand on se trouve encore dans les vapes. Et qu’une fois, aux urgences, elle avait vu un pénis à deux têtes. « À deux têtes ! Pas trop tôt ! » s’était exclamée une galeriste avant de tomber soudain en catatonie. Hum... Ses amis commençaient à se lasser. Hum, hum... Certains marginaux la suivaient d’abord par mollesse, et ensuite parce que tout ça était gratos. Mais elle ne savait pas bluffer. Elle n’était pas bonne au poker, et le savait. Et les amis, un par un, se faisaient la malle.
Pendant ce temps.
Quelqu’un frappait à la porte de la salle de bains.
Le professeur Calmos debout, énervé.
Sortez.
Vous n’êtes pas une enfant.
Tout cela est stupide.
Et comment vas-tu accueillir le nouveau millénaire, Sid ? Une bière dans une main et ma bite dans l’autre.
Ha, ha.
Raconte-nous ça encore.
Fais pas chier.
Mais plus que tout, ils aimaient les histoires avec son petit frère. Trois ans de moins qu’elle. Une sacrée tête. Un humour qui tue. Black, very black. Il ne sortait jamais avant la nuit. Vivait seul avec un mainate. Imprévisible. Rouge. Jaune. Bleu. De tout. Quand, lors d’une procession religieuse, un premier ministre en frac était sorti bras dessus, bras dessous avec les évêques, le frère, qui avait cinq ans, montant au dernier étage de la maison, avait pissé sur les officiels.
Raconte-nous ça encore.