Le regard de la source
Le livre est le récit d'un séjour effectué dans un monastère des Alpes-Maritimes à l'occasion d'une résidence d'écriture. La conjonction du lieu et de cette activité provoque chez le narrateur une distorsion du réel. Dès lors, les événements qui se succèdent durant son séjour, comme les souvenirs qui reviendront en force à la suite de tel ou tel déclic, prendront des allures mystérieuses, aux limites du réalisme et du fantastique : son initiation amoureuse, en Italie, vingt ans plus tôt, le souvenir d’une amie chère, morte à Moscou sans le secours de son amitié, les habitants attachants et étranges de ce village des Alpes, la visite régulière du fantôme de sa mère dans les couloirs du monastère, et, en forme de résolution ouverte, un début d’initiation aux mystères de la Bible en compagnie d’un vieil érudit et d’un jeune homme très peu terrestre... 100 p. (2003) ISBN 978-2-86231-183-8
Mathieu Riboulet, écrivain et cinéaste, né le et mort des suites d'un cancer le à Pessac a publié aux éditions Maurice Nadeau ses premiers récits : Un sentiment océanique en , Mère Biscuit en , Quelqu'un s'approche en , Le Regard de la source en
Les Âmes inachevées, en , Le corps des anges en 2005, Deux larmes dans un peu d'eau en , chez Gallimard, L'Amant des morts : roman, en Lisières du corps en , Entre les deux il n'y a rien, en , Nous campons sur les rives : Lagrasse, en , Les Portes de Thèbes : Éclats de l'année deux mille quinze,
Extrait
1. Monastère, I
Je vais tenter de raconter cela que je suis allé m’enfermer un mois dans un monastère à des fins d’écriture. C’était compté, pesé, divisé, pour moi, cette affaire-là, aller remuer sans défense, sans préparation et sans envie l’épais glacis de feuilles mortes, de tourbe et de poussière sous lequel repose une partie de mon enfance. Mais — nécessité fait loi, j’ai dit oui, suis parti, me suis enfermé, j’ai remué.
Mon problème essentiel est que je ne suis pas encore mort. J’ai beau savoir que nous en sommes tous peu ou prou là, ce problème parfois m’assaille, m’aveugle, me plonge dans la folle illusion d’être le premier à qui ça arrive. N’engageant que moi, cette illusion n’est guère coûteuse et ne peut me valoir autre chose qu’un peu de temps perdu — or, à cela je consens à le perdre plutôt qu’en immersion dans divers flux, intellectuels ou marchands. Je ne suis pas encore mort, mais autour de moi les forces croissent qui me préféreraient tel. J’ai donc vu l’affaire du monastère comme une possibilité d’y échapper le temps d’une halte.
Il faut pouvoir se représenter la quiétude de l’écriture, l’espèce de bonheur dans lequel ça plonge, dans les instants où il nous semble être parvenu à rendre compte justement de ce qui, un instant, a été, et la naissance, ensuite, de la violence, la façon dont elle ronge, mine, affaisse, engloutit les fragments mis au jour et nous dépose esseulé, incertain, ridicule et malade au pied d’absurdes contemplations.
Il faut savoir le bonheur et la violence de cet acte-là, après quoi il faut aussi savoir n’en pas faire une histoire, car rien de ce qui est du ressort de la nécessité ne peut, ne doit servir à des fins de primauté. Enfin, il faut apprendre, beaucoup et longtemps — tâche difficile et contraignante pour le récalcitrant à l’étude que je suis. J’eusse aimé avoir déjà tout appris, pouvoir restituer sans effort, mettre cette accumulation au service d’une entreprise démente de déchiffrement du monde, par exemple. Au lieu de ça, je clapote dans la répétition, disparais dans des failles, m’empêtre dans la lourdeur, l’inertie, l’étonnement. Un monastère, lieu de prière comme de réflexion, me tendrait immanquablement ce miroir dans lequel je ne me verrais pas, et comme aux commencements j’aurais le sentiment que n’avoir pas emprunté le chemin du savoir me barrait de facto celui de l’écriture – la danse des légitimités est toujours prompte à s’emballer.
Il faut aussi savoir laisser à d’autres le soin des emportements nécessaires contre ce qui nous ronge, les forces qui nous voudraient morts, l’écrasante imbécillité du monde. Ne s’y risquer qu’à bon escient, c’est-à-dire le moins possible, mais alors paré de patience, de combativité et d’à-propos — toutes choses qui à l’état naturel me manquent cruellement. Il faut se protéger pour pouvoir s’exposer, faute de quoi on risque la tombe à plus ou moins brève échéance, et sous le masque d’un prétexte de préférence futile — ma vie, mes larmes.
Il faut savoir, et il faut oublier, repartir, sur le métier remettre, de nouveau remuer, et de nouveau entendre les morts, anciens et nouveaux, sentir la tourbe, la poussière et l’humus — après cela, fermer les yeux, souhaiter n’avoir rien vu et polir. J’ai donc dit oui, je suis parti, je me suis enfermé, j’ai remué, et fini par voir des choses insensées.
J’ai vu ma mère, pour commencer, ma mère ! dans ce monastère perdu dans la montagne, à deux heures de marche de l’Italie, alors qu’elle croupit depuis des années dans le marigot d’une maladie d’Alzheimer qui la confine à mille kilomètres de là entre un fauteuil roulant et un lit — qui, dans un instant, demain, quand je fermerai un moment les yeux pour souffler, la clouera tout à fait au lit et prendra peut-être encore dix ans pour l’achever, sans tenir aucun compte de ma capacité de résistance, alors que voici encore cinq minutes, dix ans, nous riions tant ensemble de la cocasserie de nos conditions, de ces ridicules qu’elle absolvait tous tant était vaste sa bonté. Ma mère ! là devant moi, à chaque instant, surgissant inopinément de la brume, dès le premier jour, comme si je n’avais pas assez à faire avec ce lieu nouveau, la tâche qui m’y attendait et les rideaux de pluie dans lesquels nous étions empêtrés — dans lesquels nous resterions tous autant que nous étions à nous débattre tout au long de mon séjour, quatre semaines de pluie ininterrompue.
Dès le premier soir, ma mère, sa silhouette au détour d’un couloir, son sourire un instant illuminant le visage d’une autre qui passait par là et qu’on me présentait, son rire dans le jardin — enfin, à chaque instant, horizon unique de mes pensées, ma vie, et aucune larme à retenir puisque aussi bien depuis son entrée dans le marigot je ne parviens pas à en verser une seule.
Assailli d’emblée par la pluie et la mort, j’ai bien senti qu’il n’était pas question de louvoyer, tergiverser ni différer : j’ai pris cela à bras-le-corps qui me tendait les mains, j’ai commencé à remuer ce que j’étais venu remuer sous le regard de ma mère, attentif à ne rien laisser échapper de la venue d’autres fantômes, tant il est parfois aisé de les laisser s’enfuir — un petit moment d’inattention, et ils ont un geste de la main, un mouvement de nuque ou un demi-sourire, et voilà, ils écartent doucement le rideau de la pluie, glissent entre les gouttes, se fondent dans la brume, et nous laissent incertains de nos perceptions, orphelins d’une rencontre, maladroits, inachevés.
Je resterai inachevé jusqu’à la mort effective de ma mère, c’est cela que je n’étais pas venu chercher qui me saisit aux portes du cloître, dont les gouttières dégorgent, cela que je n’aurai pas trop de quatre semaines pour explorer quand je l’ai sous les yeux depuis dix ans, cela insupportable, au cœur de l’écriture depuis le premier livre, au cœur du geste, de la pensée, ma vie, cela : que je préférerais que ma mère fût morte.