Trans-Lowry
Sept écrivains, Viviane Forrester, Clarisse Francillon, Antoine Graziani, Clara Malraux, Jean Paris, Serge Rezvani, Jean-Noël Vuarnet, un peintre, Julian Trevelyan, qui fut le condisciple de Lowry à Cambridge, témoignent dans l'instant, en toute spontanéité, d'un lieu, d'un espace géographique où il a vécu et où ils se sont sentis en connivence avec lui. 85 p. (1984)
Extrait
Par une étrange, ou ironique, assignation à comparaître du destin, le clown orphique qui, sous le nom de Malcolm Lowry, s’était fait ou rêvé marin sur un cargo, demi-clochard à New-York, consul sans créance au Mexique, best-seller à Paris, touriste littéraire en Italie, qui n’avait connu un peu de « chez soi » qu’au bord d’une passe maritime de la banlieue de Vancouver, — lorsqu’il fut de retour dans son Angleterre natale, ce fut pour y mourir.
Boucle bouclée.
Abîmée à tous les coins, autant le dire aux comptoirs de tant de bars, de pubs, de pulquerias, de bistrots de la planète, cette vie s’était achevée avant l’heure, à son heure, dans la nuit du 28 au 29 juin 1957. Drame à volets fermés dans une jolie maison de la campagne anglaise.
Cette nuit-là, la vie, la mort, l’alcool, la folie brûlèrent leurs cartes en un jeu où nulle couleur ne valait plus.
Il était né à Liverpool en juillet 1909. Il n’avait cessé de faire mentir une solide tradition familiale d’aptitude aux affaires. Se voulut-il l’idiot d’une famille enrichie par le pétrole et le coton qui, sans autre esprit que celui qu’on dit « de famille », le soumettrait, sa vie durant ou presque, à la tutelle mesquine de ses fondés de pouvoir ? Il y gagna de devenir le héros amical, le frère génial de ceux pour qui écrire ne se distingue pas de l’aventure, pour qui la vraie culture ne saurait être réduite au confort intellectuel.
Les poètes sont les seuls, sans doute, pour qui les portes, celles des maisons, des livres ou celles du monde..., sont à la fois ouvertes et fermées.
Habiter, pour eux, c’est peut-être aussi traverser.
« Les grandes œuvres ne sont-elles pas, plus ou moins, des traversées ? » demandait Clarisse Francillon, amie de Lowry et sa première traductrice, dans un texte qui, à larges traits, faufile, d’outre-monde, ce tissu de voix volées, de voix volantes, cette structure d’absence à la fois sonore et spatiale qu’en son principe trans-LOWRY, tel qu’il fut conçu dans son cadre scénographique, tenta de suggérer. Serait-il vrai que nous sommes orientés secrètement par les lignes de fuite qui sous-tendent, pour inconcevable qu’il nous soit, un contre-espace dédalien où l’on entrerait comme on sort, où l’on entendrait comme on voit, où la souffrance et la joie, la vie et la mort, etc, cessant d’être perçues comme contradictoires, le seraient, en quelque sorte, par transparences réciproques ?
En réponse au besoin de ressaisir au plus vite le tracé d’un calvaire où l’écriture, l’alcool, à défaut d’écriture, furent assumés jusqu’à la tombe comme des moyens désespérés de transvoyance, projet plus modeste qu’il semble, venu de loin et qui, déjà, dans son accomplissement, me devançait, il advint — c’est ainsi, très souvent, lorsque nous sommes tenus, par exception, de réagir à un « passage » — que tout, soudain, prit forme avec ce cryptogramme griffonné dans le train, un soir, sous l’impulsion d’un titre, celui de cet album, qui, sitôt que reçu, m’avait été le plus « parlant »: trans-LOWRY. Trans-LOWRY, Blaise Cendrars disait naguère « trans-sibérien »; Lowry lui-même avait intitulé Ultramarine son premier roman, un voyage au travers, au-delà de la mer, du monde.
Ce petit livre, qu’il soit pris comme une bouteille à la mer. En flottaison dans le sillage à pages ouvertes qui, à contre-jour, emporte Lowry vers une île à la Bôcklin. Renouvelée des brisures de celle qu’au point d’un jour de juin 1957, il a jetée par rage à la figure de sa mort. Cette bouteille contient des voix. Ouvrez-la. Pour peu que nous ayons disposé convenablement, comme autant de tarots sur une table, les cinquante-deux images que nous avions en main, peut-être se reproduira-t-il quelque chose de l’invocation-évocation qui, dans notre idée du moins, voulait rejoindre, cérémoniellement, ce qu’ont été, ou sont encore, dans des archipels à volcans, les théâtres d’ombres. Le lieu serait une chambre noire.
Un cheminement ovale, en caillebotis, déprimé de part et d’autre de l’axe le plus long, tête de mort, bien sûr..., dessinerait aussi un navire. Ou une bouteille. Un cœur.
... Et d’innombrables bouteilles en vrac, touchées de rayons rasants, avec parcimonie: tequilas, whiskies, cognacs, mescals, bourbons, armagnacs — libre à tout venant d'en remettre !
Bouteilles sous lesquelles le cœur bat, raturé par la croix de Saint-André de quatre passerelles ascendantes qui convergeraient au cône creux d’une cheminée de navire ou d’un volcan où, dans le fond, l’on découvrirait, en se penchant, le chien fossile des cendres pompéiennes, — passerelles qui ne seraient pas simple affaire de tibias: rayons du monde fait roue qui, sous le signe de sainte Catherine, surplombe la grille d’entrée du collège de Cambridge dont Lowry fut le passager distant ?
Roue Ferris des foires ? Ou cette lettre mystique qui, presque au centre du mot Mexique, eût pointé, aux yeux de Lowry, le lieu nul, fulgurant d’une descente possible à la chambre des machines du monde ?
Bouteilles-mer: des coussins épars, dans l’alvéole restant, pour ceux des visiteurs qui, désireux de jeter l’ancre ici plus qu’un moment, s’emploieraient, à leur insu, à faire figure de naufragés...
Bouteilles-prairie: les plaines canadiennes vues du train d'October Ferry.
Bouteilles-Golf pour les ébats de joyeux gaillards genre Taskerson...
Par amour de Lowry - laissant, pour ainsi dire, à Lowry de passer par leurs yeux et leur bouche, ceux qu’il eût appelé ses « camarades écrivains », qui se reconnaissent en lui pour ne ressembler à personne, parlent, parce qu’eux-mêmes y vivent ou y ont vécu dans sa pensée, de lieux divers qui ont jalonné son histoire.
Lieux physiques, géographiques, lieux métaphysiques, c’est tout un, dont les images passent sur les écrans, en même temps qu’au fur et à mesure des interventions, les visages aussi s’y succèdent :
Viviane Forrester, l’Angleterre ; Serge Rezvani, Grenade ; Jean Paris, Cuernavaca; Jean-Noël Vuamet, Rome; Antoine Graziani, le Panama.
Quant à Paris, où Lowry a fait trois escales plus ou moins longues, il revenait à Clarisse Francillon d’en parler; elle nous a quittés en 1976. Ce fut Clara Malraux, décédée à son tour il y a peu, qui lui prêta sa voix, lui rendant à cette occasion un hommage: elles étaient depuis longtemps en relation de compagnonnage et de grande estime réciproque. Témoignage aussi d’un ami de jeunesse de Lowry : le peintre Julian Trevelyan.
Circuit de circuits à plusieurs voies.
Poème spatial à plusieurs voix.
Les lieux tournent et passent. Au-dessus de chacun d’eux, les voix tournent et passent le relais à d’autres voix, sur d’autres lieux. Ad infinitum comme au fil d’un ruban sans fin de ce qui serait une mémoire vraie car, dans la mesure où elle impliquerait amnésie, elle consisterait moins à réciter qu’à se ressouvenir. Des voix passent en Lowry comme, au théâtre d’ombres, on passe la nuit à voir, à écouter ce qu'on sait depuis toujours déjà, mais qu’on ne savait pas savoir. Tant de voix en une seule qui, toujours, se retrouve être celle, multiple, de Lowry, du maître du « wayang », de la trans-voyance, du voyage...
Jean-Roger CARROY