En plein coeur
Textes traduits de l'allemand par Pierre Deshusses. Vingt textes : nouvelles, petits reportages, souvenirs d'enfance, poèmes en prose, évocations. L'enfance, l'amour, la mort, la vie quotidienne, tout cela "à vif" et sur le mode d'une tension dramatique. 104 p. (1985)
Fille de Mathias Langhoff, le metteur en scène. Née à Berlin-Est, le 1965. Elle a écrit de la prose, plusieurs pièces de théâtre, des pièces radiophoniques et des récits. Entre plus des pièces de théâtre en mission pour le Deutsches Theater Berlin, le Berliner Ensemble, le Schauspiel Leipzig, le Landestheater Schwerin, le Landestheater Dessau, elle fonda et dirigea la compagnie VolksTheater, travailla comme metteur en scène, formatrice et écrivain dramaturge pour l'école du Théâtre national de Bretagne à Rennes et l'école d'art Weissensee de Berlin. En plein coeur est son premier roman.
Extrait
Les soldats
Au bout du cul-de-sac habitait l’enfant. Elle était petite et avait des cheveux bruns. En hiver, elle portait des pull-overs et des bonnets de laine rose faits par les mains de sa grand-mère, fabrique à tricoter. C’était l’enfant avec les soldats dans les yeux.
Elle avait pour nom Lisa, riait rarement, jouait rarement avec d’autres enfants. Lisa restait souvent assise sur le tas de sable laissé là par les ouvriers, et regardait fixement devant elle en silence.
Lorsque la lune au regard qui louche se levait pour atteindre juste à temps la ligne d’horizon, Lisa ne voulait pas aller dormir. Elle restait assise, enveloppée dans ses couvertures à hurler et à crier. Elle se plaignait en frottant ses paupières : « Ce sont les soldats dans mes yeux, ils me font mal quand je dors. Avec leurs bottes qui tapent au fond de moi, avec le martèlement régulier de leurs pas qui essayent de sortir par mon regard. Ils n’arrêtent pas, ils grondent, ils vibrent en moi. »
Plus Lisa grandissait, moins ses parents s’attendaient à ce qu’elle guérisse. Les armées dans les yeux de leur fille devinrent radicales, là où elle regardait, la terre devenait noire. Depuis longtemps aucun enfant ne jouait plus avec elle. Les gens autour d’elle avaient peur de la contagion. Lisa ne pouvait plus rester tranquillement assise sur son tas de sable, la trace de son regard rameutait contre elle la populace.
Ils finirent par clouer tout simplement les yeux de Lisa. Des planches solides garnirent son visage. Lisa fut mise avec les poupées.
Les poupées restaient assises, muettes, leurs pupilles dilatées n’en finissaient pas de fixer droit devant elles. Seulement l’enfant ne pouvait pas soulever le couvercle de ses paupières, elle était allongée, inerte, les lèvres exsangues pressées l’une contre l’autre, à compter ceux qui s’entre-tuaient à l’intérieur de son corps de verre douloureux, les tombés, les blessés.
En hiver, un manteau blanc de neige silencieuse recouvrit la ville et une petite fille tenant la main de sa mère qui flânait se fit acheter dans la réserve poussiéreuse d’un marchand de jouets la poupée Lisa aux yeux condamnés, à la peau cireuse et aux petits doigts noués. Elle emmena la poupée chez elle et la posa dans un lit doux comme du coton qui sentait la lavande et le soleil. « C’est ici que tu habiteras », dit tendrement la petite fille en caressant ses cheveux blancs, « tu seras bien ici et tu seras mon amie. » Puis elle éteignit la lumière et tira le ciel de lit au-dessus de Lisa qui de toute façon ne pouvait plus distinguer l’obscurité de la lumière.