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Ada

Les étoiles à nouveau

Les Etoiles à nouveau est le second roman d'Ada qui succède à Elle voulait voir la mer (Prix Populiste 1985). Elle y met en scène l'histoire de Renata, fille d'immigrés italiens de la banlieue parisienne, obstinée dans son dessein : mener une existence qui vaudrait la peine d'être vécue. 237 p. (1987)

Ada, de son vrai nom, Renata Ada-Ruata, est née en 1948. Auteur de théâtre et poète, elle a poursuivi son oeuvre chez d’autres éditeurs.

Extrait

La minuterie venait à nouveau de les plonger dans l’obscurité. Après quelques instants, elle se leva, éclaira l’escalier et alla se rasseoir sur les marches à côté de Raphaëlle.

Il était bientôt midi. Elles attendaient devant cette porte close depuis dix heures. Elles devaient être les premières, il leur fallait cet appartement. Les jours précédents elles étaient toujours arrivées trop tard.

Elles échangèrent quelques mots, décidèrent qu’elles ne devaient pas quitter la place, même cinq minutes. Renata alla chercher deux sandwiches et une bouteille d’eau. Elles mangèrent, sur les marches, sans goût. Le pain cachait désespérément une fine tranche de jambon enduite d’un peu de beurre.

La minuterie s’éteignit de nouveau. Elles restèrent dans le noir. Après quelques minutes Renata remarqua qu’à l’étage supérieur, il y avait une fenêtre dont la crasse laissait filtrer une faible lumière qui provenait sans doute d’une étroite cour intérieure. Elle examina l’escalier. Il était large, deux personnes pouvaient s’y croiser sans difficulté. La partie centrale, plus claire, laissait penser qu’il y avait eu autrefois un tapis, de ces tapis rouges fixés par une barre en cuivre des maisons bourgeoises. Au bout de chaque marche, un petit monticule de poussière collée.

L’ampoule s’alluma. On entendit quelqu’un tousser, monter l’escalier avec peine. La concierge portait le courrier. Elle s’arrêtait longuement à chaque palier, haletante. La lumière s’éteignait, elle reprenait son souffle, rallumait, continuait sa distribution lentement. Arrivée à leur hauteur, elle sursauta. Elle avait oublié qu’elles étaient là, les petites, depuis ce matin, têtues qu’elles étaient mais par les temps qui courent, il fallait… On n’était jamais sûr de rien tout de même ! Elle poursuivit sa montée laissant derrière elle une forte odeur d’eau de Cologne et d’urine mêlées. La minuterie s’éteignit pour la énième fois. Renata ferma les yeux. L’odeur resta dans ses narines un instant puis elle n’y pensa plus vraiment, elle se laissa couler vers d’autres lieux.

Elle revoyait l’escalier étroit de la rue du Port, ses chiottes sur le palier qui, malgré les désinfectants, imprégnaient l’air d’une odeur aigre toujours, même en hiver. Et le parfum de Mme Lepain, acheté tous les trois mois en bouteille familiale à Monoprix… En une bouffée, la vie qu’elle allait quitter, toutes ces années de vie commune avec André remontèrent à sa mémoire. Elle eut du mal à respirer. Cette présence près d’elle, elle voulut le croire, c’était André, comme avant. André. Elle se tourna émue, la gorge nouée. Elle vit Raphaëlle.

Raphaëlle était assise sur la même marche qu’elle. Le dos au mur, la tête relevée, les yeux clos, elle avait l’air de dormir. Par un carreau cassé un rai de lumière venait éclairer son visage. Ses cils étaient subtilement teintés de brun. Sa peau veloutée, poudrée, avait été très délicatement rosie sur les pommettes. Son corsage en soie grège au col relevé était déboutonné jusqu’à la naissance de ses seins ronds que l’on pouvait deviner. Ses mains lisses et charnues sur la jupe très ample en fin lainage marron semblaient encore plus petites. Ses ongles brillaient dans la pénombre, à son annulaire sous une grosse bague ancienne finement travaillée, deux minces alliances en or blanc.

Quelqu’un alluma, gravit l’escalier. Renata se leva pour permettre l’accès à la rampe. Elle en profita pour s’étirer un peu, remettre sa large tunique indienne dans son pantalon de toile écrue. Pour l’occasion elle avait coiffé ses cheveux avec un certain soin et avait passé un bracelet en cuivre torsadé à son poignet droit. Il fallait avoir l’air correct. Pourquoi deux femmes voulaient-elles partager un appartement ? Quel était leur métier ? Pouvait-on leur faire confiance pour occuper un logement “ en bon père de famille ” comme le stipulerait le bail ?

Pour Renata c’était une décision importante. Quitter la rue du Port, c’était rompre définitivement avec son passé.

Elle avait maintenant un peu plus de trente ans. Elle ne voulait plus demeurer là où douze ans auparavant elle était venue construire, avec André, une vie pour la vie, avec toutes ses peurs, ses espérances, ses luttes mêlées au bruit des pas familiers dont, un, celui de l’homme qu’elle aimait, s’était effacé peu à peu, des mois durant. Sa raison, son bon sens lui disaient depuis longtemps qu’il fallait aller ailleurs, ailleurs où elle serait neuve, sans attache, sans son avenir déchu, si présent, juste à l’étage au-dessous.

Chaque jour elle croisait sa belle-mère dans l’escalier, chaque jour elles bavardaient un peu, elle la chahutait, la taquinait gentiment. Puis elle montait et s’effondrait sur le lit, en pleurs de tout cet effort pour garder une face que depuis des mois elle avait perdue.

Cela était devenu insupportable, il fallait partir. Elle partait.

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