L'Effort du monde au matin pour redevenir soleil
En voiture par la ville au hasard de la nuit, il arrive qu'on rencontre toutes sortes d'ombres dans les cafés et de gens immuables qui attendent le bus. Parfois même un homme avec un jeune enfant endormi sur l'épaule et qui demande sans parler qu'on le conduise où il veut. Alors les bandes blanches de la route ont vibré dans les phares, et nous avons roulé jusqu'à l'aube des mers vers l'instant du soleil qui se lève. 138 p. (2006)
Christine Spianti est née en 1961. En 2003, elle co-fonde le Studio de Sculpture Sociale qui réalise le projet "Qu'est-ce que vivre", dispositif vidéo de co-création avec les habitants des territoires. Elle est "découverte" par Maurice Nadeau qui publie son premier roman "Comme ils vivent" en 1998. Par la suite suivront toujours chez Maurice Nadeau, "Eden zone" en 2000, "Au large de Venise" en 2002, "L'effort du monde au matin pour redevenir soleil" en 2006 et "Soleil sur fond bleu", dernier roman choisi par Maurice Nadeau. en 2014. Christine Spianti est une auteure qui se passionne par les multiples formes de l'écriture : radiophonique, fictive ou documentaire. En juin 2016, Gilles Nadeau publiera deux autres titres de Christine Spianti : "Jim Morrison, indoors/outdoors" et "Patti Smith, la poétique du rock, New-York 1967-1975".
Extrait
I
La NUIT AU BAR du Théâtre je retrouve des gens, des yeux multipliés, puis vers l’heure que je sais sans merci ni bonsoir, je rentre chez moi.
Rock aux cheveux, silencieuse compagnie des cafés, pour peu qu’on veille sans foule. Même c’était des éclats de rire quand la porte livra une fille vainqueur : maintient son livre contre elle et, sur sa nuque rose, un chaton enroulé.
La serveuse et le serveur entre les tables évoquent en riant des férocités d’anges moqueurs. La vie normale. D’émotion d’œil parfois ils ont des larmes.
À une table, une femme s’accoude dos au mur violet clair. L’éclairage inonde le visage de rouge, les jambes nues striaient jaune. Derrière elle, la débarquée de la nuit, le miroir serein la reflète dans des couleurs plus vraisemblables. Bras nu et corsage bleu pervenche pâle, genoux verts caressés de blanc très doux, soutenu par le poids de l’ombre.
Au bar du Théâtre vers les trois heures il y a son altesse le réel, et la serveuse est blonde, et les cafés DOUX, le sucre SAINT-LOUIS. Et seulement échouée, cette débarquée de la nuit accoudée qui fourrage tout son sac dessus-dessous en toisant de travers les banquettes. Portant à sa lèvre un bâton de rouge, enfin délivré du fouillis, elle fulmine au papier peint ces aboiements parfois qu’on entend le soir, et pourquoi il la regarde lui-là, c’est un monde. Et puis du rouge en grand : en se regardant elle vieillit, Victoire et combien de temps, elle a mis ? Combien, Victoire ?
Ne sait plus — Du tout, rien. Et maintenant inaugure autre chose ? Soupir dubitatif et sourire au rouge des lèvres : Qui sait ? — Vague pantomime, bâton au bout des doigts. Elle serine que c’est ce qu’il voulait, revenir du camp, c’est ce qu’il voulait revenir du camp. Ah ? Elle le narre si on le lui demande mais ce n’est pas si simple ; elle ne se dépêche pas, s’il allait se remettre à neiger. Car dans son sac il y a les partitions d’un opéra composé dans un camp, quel est son nom, quelque chose avec Thérèse, on ne sait plus. Si on l’entend ? — Dans une banlieue ouvrière, il y avait une petite fille juive qui habitait un passage. Et le 11 juillet 42, sa mère écrit au voisin d’en face le cordonnier : Sauvez ma fille, je suis communiste. Le 12 juillet, deux petits pieds nus foulent la rue, en face : des bras ouverts. Et c’était elle, Victoire, un cordonnier dit qu'elle est sa fille. Maintenant, dans le fouillis du sac, il y a aussi la photo d’une femme, compagne d’infini, la cigarette aux doigts, celle qu'elle nomme maman (d’où est-ce que tu nous regardes). Et l'Espèce humaine de Robert Antelme dédicacé par l’auteur à Madame (le nom a été raturé) En hommage de sympathie, est encore chez elle, rue Burck, tout près d’ici. Parfois elle se parle comme elle peut, — penses-tu Victoire, il n’y a plus rien à craindre. Vous croyez ?
Et, se taisant, elle consulte tout le long sombre et arrière-monde, façades et chiens éventrés dans la neige, Victoire, et la rue.
Au Bar du Théâtre je retrouve des gens bouches multipliées, puis vers l’heure que je sais sans merci ni bonsoir je rentre chez moi.