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Aymard, Sylvie

Courir dans les bois sans désemparer

Courir dans les bois ailleurs pour tomber finalement sur soi. Pour s'en réjouir. Pour comprendre que rien ne dure, ni la lumière, ni la nuit. 112 p. (2006)

Sylvie Aymard est née à Paris en 1954.  Après des études d'Arts plastiques, elle se consacre à la peinture et l'écriture. Elle vit dans le Clunisois. Courir dans les bois sans désemparer est son premier roman pour lequel elle a reçu le Prix des libraires 2006. 

Extrait

J’ai bien essayé de me faire piétiner par un gros sanglier, mais il se cache le jour et la nuit je ne vois rien. J’y vais quand même. À minuit tapant, je sors.

Des papillons à antennes plumeuses, aux couleurs ternes chahutent dans le faisceau jaune de ma torche. Puis le noir épais de la forêt m’engloutit. Je vais au hasard, je n’ai pas vraiment peur, je sais que la nuit, les choses sont à la même place que le jour. Je me retourne souvent, pressens ou espère une main inconnue derrière moi, celle qui se pose sur l’épaule et vous serre légèrement. J’ai envie de me battre, de rosser un serial killer égaré. Si j’entends des bruits, je scrute avidement le désordre mouvant des arbres.

Je ne rencontrerai pas cette nuit la bête noire, le brutal et rustique seigneur des bois et son jeu de poignards acérés. Un chasseur du coin m’a dit que le sanglier n’attaque jamais l’homme, à moins de lui chercher vraiment querelle. J’entends seulement mes pas et les petits cris d’une souris prise dans le bec d’un chat-huant. Un peu d’herbe froissée aussi. C’est tout. Ce n’est pas demain qu’un ramasseur de champignons trouvera mon corps disloqué dans un fossé humide. Rien n’est facile. Surtout d’en finir. Il faut s’organiser.

Tenir compte de tous les paramètres.

Je ne peux pas sauter sous un métro car j’habite à la campagne, dans un endroit isolé. Ce n’est pas chez moi.

Lorsqu’un promeneur, un peu audacieux, emprunte le chemin qui mène ici, c’est qu’il est perdu. La Maison n’est annoncée par aucun panneau, elle surgit tout à coup au détour d’un mauvais sentier pas entretenu : lourde, palpitante, elle se vautre dans le vert, trône au milieu d’une sapinière abandonnée. L’ambiance est austère, quelques moines cisterciens, les pieds nus dans leurs sandales, auraient pu installer leur communauté sur ces terres. La pierre est partout. Je suis seule là-dedans. Je n’ai sauvé la vie de personne, je ne suis pas célèbre. Le temps passe sans moi. Pour rien. Il est rusé et nyctalope, il passe même la nuit.

Je peux rester des heures assise sur un gros caillou veiné de gris. J’aime bien le minéral. On peut lui parler il ne vous répond pas. Je fais celle qui réfléchit. En fait, j’attends. Je traîne mes bottes dans les ornières géométriques des tracteurs. Je casse une brindille sans bruit. Les arbres bougent.

La campagne ne se montre pas immédiatement fastidieuse, elle ne fait rien en vain, mais s’impose lentement et vous laisse dans une immobilité hypnotique. Je reste à la regarder, je sais qu’elle me gruge avec ses supposées merveilles. Elle n’a pas la grandeur froide et accablante des montagnes, ni le bouillon ardent et poisseux des villes. Pour l’apprécier, il faut être paysan ou persévérant. Seules les couleurs trahissent le travail inépuisable de la nature.

Tout ça est très long, très ennuyeux.

Je ne suis pas là pour percer les secrets du monde qui m’entoure. Je m’en fous. En principe mon séjour ici doit être court et clore ma destinée. C’est pompeux, solennel mais j’ai le droit de me nuire gravement sans déranger personne. Si je n’arrive pas à me faire piétiner par un cochon sauvage, en attendant, j’écrirai...

J’ai des ramettes de papier et des crayons avec une gomme au bout.

Le propriétaire de la Maison est rarement chez lui. On l’appelle le Russe parce qu’il porte toujours un sarrau et ressemble vaguement à Tolstoï. Il voyage beaucoup, travaille dans le cinéma, il est accessoiriste : fait pleuvoir, remuer des oiseaux empaillés, s’envoler des chapeaux de la tête des figurants avec un gros ventilateur. Il prête volontiers sa demeure aux âmes inquiètes qui errent çà et là. Je l’ai rencontré dans une fête où des amis communs, soucieux de mon sort et pour ne plus m’avoir sur le dos, me l’ont présenté comme un homme rare, généreux et désintéressé. Il a bien de la chance.

Il m’a simplement dit :

— Installe-toi chez moi, tu seras tranquille. Je pars pour six mois au Canada sur un tournage.

J’ai besoin de suspendre le fil de ma vie, de comprendre quelque chose à mon foutu merdier du moment ; avec toujours cette obsession très humaine, de trouver, seule, la solution à un problème indicible.

La Maison me sert de refuge. Les nombreuses pièces sont idéales pour écrire : une bibliothèque avec des tapis anciens aux dessins compliqués, une salle à manger et sa cheminée ornée de chenets à tête d’hippogriffe. Une chambre aux murs blancs et son unique fenêtre s’ouvrant sur un étang impressionniste. Des tables partout qui ne servent à rien avec des vases sans fleurs posés dessus.

J’écris dans tous les endroits, toutes les positions : assise sur un étroit tabouret de cuisine, allongée à plat ventre sur un lit trop moelleux. Debout, appuyée sur un mur lisse.

Où se mettent-ils tous pour écrire ? Je noircis les feuilles, épuise les ramettes, remplis un bloc Rhodia à petits carreaux, sans sauter de lignes. J’ai fini par avaler la minuscule gomme au bout du crayon. Je ne veux pas parler de moi, mais je ne fais que ça. J’écris avec entêtement, avec une rage qui casse la mine, fait danser des milliers de petits zèbres sur la rétine.

Pour l’inspiration, je me gave de scènes rurales : le cul blanc magnifique des chevreuils qui sautent par-dessus les fossés, les ombellifères et leur chevelure agitée, les petits cailloux dans la chaussure, les blouses des paysannes.

Puis les mots s’absentent. Même eux ne me supportent plus.

Je reste affamée d’histoires invraisemblables et romantiques où mon héroïne s’échappe toujours à cheval. Forcément poursuivie. La tête cachée sous sa capeline bordée d’hermine.

Et puis un soir, les mots deviennent glissants, mortels, j’assiste au soliloque de ma main indifférente, qui galope de gauche à droite et écrit n’importe quoi. Ils retournent dans les livres, et me laissent comme ça, en plein noir.

Je brûle tout dans un geste théâtral. Les feuilles se consument en quelques secondes. Le feu est plus expéditif que ma prose.

Faut-il écrire dans un petit café sordide où les idées se balbutient sur un coin de nappe ? M’inventer des parents géorgiens ? Décrire un meurtre à Londres, un viol pendant l’enfance ? Du sexe humide et caniculaire ?

Je n’ai pas envie de chercher une bonne histoire avec une intrigue bien ficelée. Seulement parler de lui. Rôder autour. Sa vérité est bonne à dire. J’ai cru la solitude inspirante et révélatrice de secrets. L’isolement rend fou, voire un peu bête.

En m’installant dans la Maison, j’ai décidé de ne plus côtoyer les autres. Ils sont, tout comme moi, d’anciens singes debout. Des renégats aussi, ils ont trahi leurs rêves de garnements : ne sont pas devenus shérif ou danseuse étoile.

Le bruit des enfants me manque.

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