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Fiemeyer, Isabelle

Les 3 noms d'Esther

Durant la Seconde Guerre mondiale, dans une clinique, Esther est schizophrène. Lorsqu'elle se déclare morte, sous le poids des malédictions en chaîne et du manque d'amour, elle est Blandine, et lorsqu'elle est vivante elle est Esther. Réconciliée, elle retrouve son vrai nom, lourd d'histoire dans sa famille allemande. 120 p. (2008)

Isabelle Fiemeyer, née en 1964, journaliste, critique pendant treize ans au magazine Lire, a publié Coco Chanel, un parfum de mystère (Payot, 1999, réédition poche 2004) et Marcel Griaule, citoyen dogon (Actes Sud, 2004)

Extrait

Maintenant je sais pourquoi elle s’appelle Esther et pas moi et je ris quand j’y pense, pauvre imbécile, toute une vie gâchée pour ça, la mienne. Ce n’est pas contre Esther que je vocifère, alors que tout est devenu clair et que mes yeux et ma cervelle sont lavés, non c’est plutôt contre eux, les autres. Tout est devenu clair, je n’ai pas le cœur à inventer, ça ne m’amuse plus, je ne veux dire que la vérité, ne parler que de toi, Esther, de toi surtout, des autres un peu, voix harcelantes, incessantes, parfois aussi de moi-même, non pas pour brouiller les pistes mais parce qu’il n’y a pas de frontière nette entre ce que tu es et ce que je fus. Esther, de toi il n’émane rien de grave, seulement des oscillations, des agacements, des gémissements, ni colère ni débordements, beaucoup de lâcheté et de bons sentiments. Qui te connaît mieux que moi, fuyante, sourde à toi-même ? Voilà longtemps déjà que je t’observe, et que je m’observe. Tu vois, pour une fois, je te plains. Qu’ont-ils tous à trop attendre d’un lieu ? Je savais que tu serais là, je te devine avant même que tu saches où te conduisent tes pas. Moi qui suis enchaînée à toi, boulet si léger qu’il ne te freine pas, je te vois aller et venir, aller et venir. Friedrich l’a compris, à défaut du reste. Finies les déambulations dans l’univers qu’il croyait vaste, les femmes muettes, toutes mates ou noires, lui qui n’a que dégoût pour les chairs blanches, celles de sa mère, ou les miennes qui ne suis rien d’autre qu’une sœur morte depuis longtemps. Se souvient-il seulement des reflets de mon visage quand j’étais enfermée dans cette pièce où je ne pouvais remuer qu’un peu avec les murs si proches ? Il n’est jamais venu me voir, pas même à la fin. Peut-être ne savait-il pas que c’était la fin. Je lui trouve toujours des excuses, c’est plus fort que moi. Toi qui lui ressembles si peu, Esther, tu es venue. Tu m’as regardée, comme si tu savais ce qu’ils me faisaient. Je criais sors-moi de là, je t’en supplie. Tu t’es éloignée, j’ai entendu le bruit de tes pas décroître dans ce demi-sommeil où ils me maintenaient tous pour que je ne parle pas.

Pendant ce temps la terre s’est craquelée, il en est sorti de la vermine et aussi des langues de verdure et des herbes hautes. Souviens-toi, Esther, tu les avais fauchées mais, en ton absence, les choses ont repris leur place, légitimement. Elle se faufile entre les lianes et les branches recouvertes de lierre géant, Esther, à deux reprises elle rebrousse chemin, s’affole, recommence. Clairvoyance, observation, mélange des deux, aucun de tes gestes, aucune de tes émotions, impressions, altérations, ne m’échappe. Le sous-bois rétrécit au fur et à mesure qu’elle s’y enfonce, bientôt elle ne sentira plus rien. Une lumière la fait sursauter, annonçant une clairière. Bien sûr, elle reconnaît les lieux, l’aventure n’aura pas duré, la clairière parsemée de tombes, de morceaux de tombes comme des cailloux. Elle n’en avait pas peur autrefois, la peur s’est installée plus tard, quand elle a commencé à croire ce que disent les gens d’ici, les histoires qu’ils racontent sur la lumière trop blanche qui, par endroits, troue la pesanteur des lieux, cet arbre qui n’est pas entaillé à hauteur d’homme et qui, en fait d’entaille, porte la marque des dents du Diable, ou cet autre arbre qui servit de pilori au criminel en fuite. Bien sûr on est venu, quelqu’un est venu lui raconter l’histoire de cet homme sans nom, puisque c’est toujours ainsi, les raconteurs d’histoires terrifiantes viennent toujours avec ce même œil militaire et un corps crispé tout autour de l’œil. Donc, ils l’ont maintenu de force contre le tronc, ils l’ont attaché avec des cordes, ils l’ont regardé longuement, puis ils se sont éloignés. L’agonie a été lente, si lente qu’elle a duré des années. Le corps a pourri en même temps que les cordes et il n’est resté qu’une trace au sol, tout contre l’arbre.

Je savais qu’elle ne quitterait pas l’arbre des yeux, Esther, là où le corps a été dressé, là où il a suinté avant de tomber en lambeaux. On se ressemble tellement, toutes les deux sérieuses, rigides, à demi mortes, mais encore vivantes au milieu des morts. Parce qu’ils sont plus morts que nous, ceux-là mêmes qui nous jugent de leur regard décharné. Regarde-les qui s’agitent, affairés, inutilement bavards, persuadés de mener la vie qui les conduira vers la lumière, pauvres créatures suffisantes. Tout ça dans un assourdissement, un énervement général, mais Dieu soit loué je suis en dehors, témoin fixe et distant. Un énervement contagieux en plus, la voilà qui s’emballe, piétine frénétiquement, fanatiquement, les mots n’ont plus d’importance, elle foule aux pieds l’espace tout contre l’arbre, les traces au sol laissées par des années d’agonie.

En savoir plus...

Patryck Froissard a réalisé sur le site de La Cause littéraire, une analyse extrêment fine de ce très beau livre.

En voici le début :

"Le long monologue post mortem, dégoulinant de souffrance et de haine de soi, des autres et du monde, émis par une jeune femme qui raconte à la première personne son douloureux parcours existentiel depuis sa naissance non désirée par sa mère jusqu’à son internement en asile d’aliénés à la demande expresse de sa famille. Dépassant le classique dédoublement de personnalité, Gudrun, la narratrice, se « détriple » en Blandine d’une part, en Esther d’autre part.

Gudrun, Esther, Blandine sont les trois prénoms reçus à la naissance, trois noms que la narratrice va incarner à tour de rôle, littéralement, chacune jouant son propre rôle singulier dans le cours chaotique d’une existence tri-personnelle, et dans la profusion en apparence incohérente d’un poignant discours narratif.

Les parents de Gudrun Kortekamp et de son frère Friedrich, propriétaires terriens allemands, au lendemain de la première guerre mondiale quittent leur pays par crainte de l’instauration du socialisme avec l’espoir de trouver meilleure fortune aux Etats-Unis où ils rachètent des terres. Lorsque le nazisme s’installe au pouvoir, enthousiasmés par la perspective du triomphe universel du troisième Reich millénaire, ils rentrent, reprennent leur ancienne propriété, et manifestent ouvertement leur adhésion à la montée totalitaire et génocidaire du pangermanisme..."

Voir le texte dans son entier : http://www.lacauselitteraire.fr/les-3-noms-d-esther-isabelle-fiemeyer-par-patryck-froissart

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