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Caradec, François

Les Poésies. Mises toutes ensembles et dédiées aux Lecteurs

Camarades du bon passé ne vous en faites pas nous nous reverrons il n'y a que la vie qui nous sépare vous êtes morts plus vite que moi vous verrez que je n'ai pas changé et je l'espère vous non plus… Ne dites rien camarades je viendrai bien assez tôt vous rejoindre chez la mère Crocknuff la vieille rombière de la mort prématurée camarades je ne vous ai pas oubliés à bientôt camarades. 2013. 20.00 euros.

François Caradec, membre de l'Oulipo, mort en 2008, est l'auteur de biographies de référence d'Isidore Ducasse, d'Alfred Jarry, de Raymond Roussel, d'Alphonse Allais, de Willy, « le père des Claudine » et de petits volumes de «bandes dessinées en prose». Il a publié chez Maurice, Nadeau en 1999, Le Porc, le Coq et le Serpent et, en 2007, Les Nuages de Paris. 

Extrait

Préface

Si Maurice Nadeau m’avait demandé d’écrire une vraie préface pour ce volume de poèmes inédits de François Caradec, j’aurais dit :

1) Que ces poèmes participent d’une double veine, à la fois parisienne et ludique, et qu’il y a, chez cet autre marcheur de Paris que fut Caradec, quelque chose du Fargue du Piéton de Paris et du Queneau de Courir les rues.

2) Qu’une sorte de culte de la sensation et du vagabondage parisiens y sont teintés d’une mélancolie très particulière, celle du temps qui passe et des décors urbains qui se modifient avec les années — d’où l’allure rêveuse de certains croquis saisis sur le vif, coups d’œil attendris et nostalgiques d’un passant toujours en éveil, finalement pas si éloigné que cela du Coppée de ces vers que Caradec citait volontiers : « Je suis un pâle enfant du vieux Paris, et j’ai / Le regret des rêveurs qui n’ont pas voyagé. »

3) Que cette humeur trouve sa contrepartie, ou plutôt sa suite cohérente, dans un jeu incessant du langage, puisé aux sources d’une para-littérature longuement et consciencieusement pratiquée.

4) Que Caradec peut ainsi distiller une fantaisie et un humour parfois grinçants, qui n’ont rien à voir avec les jeux de mots surréalistes, mais se rattachent, profondément, à toute une tradition ludique, celles des zutistes et du Chat-Noir, celles des à-peu-près d’un Willy, celle aussi de certains chanteurs admirés, comme Dranem et Georgius.

5) Que les mots s’y alignent selon une logique décapante et dérapante pour constituer des petites chansons espiègles, des comptines allègres, que l’auteur se délecte à dégoiser, dans un jeu verbal cachant un réel anarchisme, lequel prend pour cible à peu près tout ce qui est respectable et respecté par la foule docile.

6) Que ses thèmes, Caradec les prend dans la vie, ou plutôt dans sa vie : rien de moins « littéraire » que cette poésie-là, cette poésie qui n’ennuie pas, chose éternellement nouvelle..

7) Que le présent recueil s’inscrit en droite ligne des Nuages de Paris de la même veine, que Maurice Nadeau a publié en 2007.

8) Que Caradec n’est pas l’homme des confessions, des « souvenirs », des écrits autobiographiques. Son séjour à Berlin sous les bombardements, évoqué dans Le Doigt coupé de la rue du Bison — un récit si crypté que l’on n’est pas près de le décoder entièrement —, est l’exception de ce qui n’était d’ailleurs même pas une règle.

9) Qu’il ne faut pas chercher, dans les « influences », Victor H., ni Alfred de M., encore moins Marcel P. ou Paul C., mais que Rimbe, Maldoror et les deux Raymond sont au rendez-vous : les lettres gravées sur un pilier de la salle hypostyle de Louksor, les mouettes criardes de Montevideo, les rails en mou de veau, Queneau Queneau...

10) Que l’auteur ne s’interdit aucune forme, de la complainte laforguienne à l’alexandrin hugolien. Et même le haïku.

11) Que Caradec disait qu’il y a deux choses intéressantes et importantes dans la vie : les livres et les amis, « camarades du lycée de Lorient et du Quartier Latin », « camarades typos », « camarades du Collège de ’Pataphysique et de l’Oulipo », sans omettre cet André Bureau qu’il allait voir en cet hôpital Cochin où lui-même finirait aussi sa vie.

12) Que François Caradec n’a manqué aucun Colloque des Invalides : limiter un exposé à cinq minutes strictes lui convenait tout à fait. Ses poèmes non plus ne sont pas très longs.

13) Que, dans ce volume, la mort toque à bien des pages. Dans les treize vers de Dialogue, le mot « mort » revient douze fois. Une appréhension de la mort, oui, mais sans révolte, comme consentie, fatale, et sans le moindre sentiment religieux (et puis quoi encore ?) — « athée comme ce n’est pas permis pour un chrétien ».

14) Que la bibliothèque de Caradec ne contenait pas un livre inutile. Elle était un outil façonné par soixante-quinze années de lectures, et le principe de l’atelier était simple : au moins un livre par jour.

15) Qu’il est des enfances dont on ne se délivre jamais et vers lesquelles on ne cesse de revenir.

Voilà. C’est à peu près ce que j’aurais écrit si j’avais été requis pour écrire une préface. Mais Maurice Nadeau ne m’a pas demandé de préface. Il m’a demandé de dire ce que j’ai envie de dire sur François Caradec. J’ai donc commencé par prendre quelques notes, si vaseuses qu’elles ont vite fini à la poubelle, d’autant que j’avais bien mieux : la possibilité de donner la parole à Caradec lui-même. Je suis donc allé chercher, dans la pièce d’archivage où je garde, rangées dans des boîtes marquées alphabétiquement, les courriers reçus d’amis et de divers correspondants (mes héritiers se chargeront de jeter tout cela le moment venu), celle qui porte l’inscription Caradec. Une boîte cartonnée rouge, qui pèse bien ses cinq kilos. Cela fait presque quatre ans que j’y ai glissé le dernier courrier reçu, une carte postale de l’été 2008, postée du Touquet, dans laquelle Caradec me disait qu’il était « venu respirer un air non pollué en provenance directe de Pakenham », un ami commun qui vit dans le sud de l’Angleterre.

C’est la première fois que je sors le contenu de cette boîte, dont le plus ancien document — une lettre adressée de la parisienne rue Gazan à la tarbaise place Marcadieu — date de 1975.

Les enveloppes, d’abord. Certaines ont parfois un siècle d’existence, avec des en-têtes un peu piqués, surtout des hannetons. Voici le Grand Café du Sport A. Michel, rue de la République, Fontenay-le-Comte (Vendée) et le Son-Repasse-Avoine Boulangerie Octave Bonnet à Saint-Pierre, île d’Oléron (avec un superbe timbre à l’effigie de Félix Éboué) ; un V. Vichardpharmacien de 1" Classe Neufchâteau et un Eugène Cantin ostréiculture, L’Éguille. Il y a aussi celle-ci, qui laissera peut-être de marbre l’éditeur de ce livre : Atelier de Maréchalerie M. Nadeau, 4, rue de Saintonge, Saujon (Charente-Inférieure). Sans oublier celle de la Mairie du 14’ Arrondissement de Paris / Le Maire, ce dernier mot suivi de la mention manuscrite et nécessaire « d’alors ». Au verso de la même enveloppe, cette adresse aujourd’hui étincelante de vérité : « F. Caradec, ailleurs ».

Parmi les enveloppes plus récentes, que lui rapportait parfois Caroline de ses déplacements professionnels sur la planète, j’ai eu droit à celles-ci : The Conrad Hilton de Chicago ; Vila Galé, au Portugal ; Sari Pan Pacific Hôtel de Djakarta ; P Hôtel Clark, à Varanasi ; l’Hôtel Shanker, à Katmandou ; ÏExcelsior de Venise ; le Métropole Hôtel de Hong Kong ; et, last but not least, le Mercure de Montauban, chef-lieu du département de Tarn-et-Garonne.

Les adresses sont toujours manuscrites, au feutre noir, d’une écriture un peu penchée. Elles ne sont tapuscrites (pour plus de lisibilité en vue de l’indulgence du facteur ?) que lorsqu’elles sont rimées. Deux échantillons de ces loisirs de la poste :

 

Lettre adressée à Monsieur Jean-Jacques Leffère

Numéro 32 avenue de Suffren

Siège de la revue Histoires littéraires

(on dit un abdomen mais on dit examen

je me demande un peu ce que ça peut vous faire ?)

75015 Paris Amen !

 

Porte, ô facteur, à M. Jean-Jacques Lefrère

Avenue de Suffren, n° 32

Ce pli fort affranchi qu’il ouvrira, j’espère

75015 Paris (euh !)

 

Quelques cartes postales : la maison de De Gaulle à Lille ; une pierre druidique commémorant le naufrage du Vaisseau des Droits de l'Homme à Plozevet (Finistère) ; une statue du temple de Dendérah (« Je vous rapporterai du miel », private joke ducassien au verso), et pas mal d’autres, remarquables par leur manque absolu de prévisibilité. Un grand nombre de cartes de visite, pas toujours datées :

"Je ne vous l’ai peut-être jamais dit, mais Louis Pilate de Brinn’Gaubast (que j’ai lu !) m’emmerde. Pourquoi ne vous intéressez-vous pas à de vrais (petits) écrivains? Il y en a !

Allais se balade : après avoir été arraché à Laffont-Fixot à coups de lettres recommandées, il paraîtra chez Belfond (fin 93 ou janvier 94). Je m’attaque à Raymond Roussel — mais aussi à d’autres bricoles. (J’ai un programme de quinze ans)." [18 avril 1993]

"On m’avait appris qu’il est préférable de passer sous silence les livres sans intérêt. Mais vous vous en tirez bien, avec B[oris] V[ian] ; et le jour où vous aurez le loisir de bavarder avec moi à son sujet je trouverai peut-être quelques petites anecdotes dans le genre de Ionesco. Mais, comprenez la crainte que j’avais : vous citez le nom de BHL dans un texte sur Péladan. Vous lui faites le seul plaisir qu’il demande : être cité. C’est à mon avis la plus grosse gaffe depuis l’invention de la vie éternelle.

Ces lettres d’Allais sont très émouvantes « dans leur jus ». On n’a pas vécu aussi longtemps que je l’ai fait avec un auteur sans ressentir un pincement au cœur en suivant lettre par lettre ce qu’il faut bien appeler son agonie, [octobre 2003]

Pour l’Histoire littéraire, dont fait partie l’Histoire tout court, ces deux extraits de lettres qui éclairent la genèse de l’entretien que Caradec nous accorda, à Michel Pierssens et à moi-même, en 2001 pour la revue Histoires Littéraires :

Ci-joint également l’entre-deux-tu-l’auras. Il fallait que vous soyiez tous les deux bien saouls pour recueillir cette conversation de bistrot non seulement illisible, et trop longue, mais aussi honteuse. Je me suis demandé comment on pourrait réécrire cet entretien (pas le corriger, c’était impossible et inutile). J’ai donc repris scrupuleusement toutes les questions d’H.L. et j’y ai répondu en supprimant les bredouillements et les broutilles molles. J’ai d’ailleurs ajouté aussi bien des choses éclairant le machin. [12 novembre 1901]

Je tiens à ce que disparaisse la première version : simple honnêteté intellectuelle. (J’ai ainsi fait disparaître des entretiens avec Pia et Leiris qui n’étaient pas à leur avantage. Je les ai trop aimés pour leur faire cette vacherie.) [26 novembre 2001]

La version initiale de l’entretien avec François Caradec a été détruite le jour même.

J.-J. L.

Pourd-s.-Alaure, 28 août 2012.

 

Entrez donc

Si vous voulez mais entrez donc

vous reposer quelques minutes

vous rafraîchir prenez un verre

prenez mon lit mais entrez donc

si vous voulez pour un instant

partager avec moi ma tranche de silence

entrez donc essuyez vos pieds

vous ne mettrez pas très longtemps à m’oublier

 

Enfance

Enfance

âge des joies des crimes et des tortures

des fous rires contenus

des mouches émouchées

des dictées (trompette s’écrit avec deux t)

des trains qui font la course (avec des robinets)

des tendresses et des désaveux

des poupées perdues et des gifles

des colères et des trépignements

des vertiges

des mange ta soupe

et des pieds de nez.

 

Récréation

Tout finit au tout-à-l’égout.

Il y avait dans les cours du lycée Dupuy-de-Lôme

des batteries de chiottes comme

je n’en ai plus revu depuis

qui glissaient

qui fouettaient l’air

et les narines s’emplissaient de l’aigreur de nos jeunes urines.

On y rencontrait des merdes-objets

autour du trou

c’est là que j’ai

fumé ma première cigarette

la vie est ainsi faite

de menus plaisirs et de grands dégoûts.

 

Cinématographe

À l’âge où j’ai connu le cinématographe

il entrait par devant dans les mœurs par derrière.

Du muet au parlant la pellicule cause

Chariot c’est du passé fait trépigner les salles

les baraques en bois et les cinés cossus

où les bourgeois précis viennent poser leur cul.

(Pour être bien placé parmi la clientèle

chacun louait sa place au matin de la veille.)

Mon père n’aimait pas les spectacles violents

mais pour les policiers il n’en ratait pas une

il revoyait trois fois les bandes tirées des

pièces du boulevard qu’il connaissait par cœur

il riait par avance il donnait la réplique

les mots d’auteur pour lui n’avaient pas de secrets

et ma mère pouffait et moi je rigolais.

Il y avait parfois des film(e)s d’épouvante

ils me foutaient la trouille et me tordaient le ventre.

Le cul me dégoûtait les caleçons aussi

et le sexe qui coule à pleine pellicule

hier comme aujourd’hui me casse les rotules.

Adieu j’ai bien trop ri lorsque j’étais enfant

le cinéma n’est pas pour les grandes personnes

qui n’y voient qu’un reflet de la réalité.

J’ai trop aimé le fantastique et le burlesque

les dessins animés les gags et les trucages

je me demande alors est-ce moi ou bien est-ce que

c’est le cinéma qui perd ses légumes ?

 

Curriculum vitæ

Né mais pas convaincu en pays celte

Français de souche de chêne et de saule têtard

et naturellement d’atavismes de goûts âcres et de colères subites

foutu caractère on en fera quoi quand il sera grand

un marin Jean-Marie Caradec avec

cet orgueil planté dans l’œil des filles

cette fausse intelligence à fleur des doigts

né mais pas convaincu

athée comme ce n’est pas permis pour un chrétien

l’accent du vent et de la mer dans la gorge comme un clou rouillé

de la mort un profond respect

ne me laissez pas dire les mots qui vous convaincraient

crapauds secs sur les routes comme des fantassins abandonnés

le fusil à la main et toute honte bue

les cuites qu’ils prenaient et disaient Jean-Marie

viens avec nous Jean-Marie viens boire un coup de cric

l’hôtesse a des miches à y loger des pains

le cidre laxatif ulcère l’estomac

le vin noir comme un sang le muscadet huileux

en ont-ils crevé des tonneaux et tapé des belotes

et la terre battue à coups de sabot

les vaches folles aux grands yeux inquiets vers l’abreuvoir

la bécasse hésite son vol entre les branches

l’éclair du soir d’orage et de mélancolie rousse

j’attends que tu dises

que la première peur t’a couché à plat sur le sol

il y avait une termitière au milieu du chemin

des fleurs grandes comme des chapeaux d’Anglaises happaient les oiseaux

terre ! terre ! criaient les passagers tu penses ça faisait

trois jours entiers qu’ils n’avaient pas cessé

à l’affut derrière les dunes les pierres les touffes

un officier anglais baragouinait son sang dans le caniveau

les trains blindés dans les forêts brûlaient

mais toujours cette épingle dans l’œil

et les mains pleines de sueurs et de caresses

un amour de plein fouet

vivant comme une bête

on ne se refait pas le tempérament.

 

Saison de chasse

Du plus loin que je me souvienne

je vois mon père démonter remonter son fusil

sur la table de la cuisine le fut la crosse et le canon

l’écouvillon et la baguette la corde et le chiffon.

 

Il sertissait lui-même ses cartouches

avec un petit appareil à manivelle

qui se fixait comme un étau sur un coin de la table

la bourre la poudre les plombs (c’était du 9)

bien enfoncés dans la douille (c’était dimanche).

 

Il soufflait dans les deux canons

c’était un écho métallique et très doux

qui traversait l’âme du fusil exempte de rouille et de poussière.

 

À son chien qui battait sa queue sur la porte

Mon père apprenait par ses gestes connus

que ce serait bientôt l’ouverture de la chasse.

 

 

 

 

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