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Gloaguen, Alexis

Digues de ciel

Digues de ciel est le récit de voyages dans les grandes villes du Canada et des États-Unis – d’Halifax à Vancouver, de New York à la banlieue de Los Angeles, en passant par le Colorado et le Kentucky. Textes écrits au présent et dans la rue, notations sur les lieux, la vie ordinaire et sa part de merveille. C’est aussi une réflexion « en situation » sur ce qui, dans ces paysages urbains, suscite l’écriture et sur la place de la poésie dans le monde moderne. L’auteur est fasciné par la découpe de ces « digues de ciel », par le profil de ces immeubles dont la solidité retient l’invisible comme l’encadrement d’un miroir. Mais, en-deçà de l’architecture, il est tout autant attentif à la vie des plus humbles, à l’envers du décor, à ce « tissu conjonctif » qui, entre les monuments emblématiques, fait une ville. Il y a là un va-et-vient permanent entre l’intériorité du regard et un hyperréalisme de la description. Ce livre prend la suite des Veuves de verre (Maurice Nadeau, 2010) dont on retrouve, portées plus loin encore, l’âpreté et les fulgurances.

Alexis Gloaguen est né en 1950 à Plovan (Finistère). Au début des années 90, il part pour Saint-Pierre et Miquelon, voyage à Terre-Neuve, au Labrador et dans les grandes villes d’Amérique du Nord où il écrit Les Veuves de verre. En 2010, il rentre en Bretagne et écrit La Chambre de veille depuis le sémaphore du Créac’h à Ouessant.

Extrait

Halifax

 

Je suis amoureux de la vie et las des faux-semblants. Je bondis d’aise au moindre signe d’allégresse : dans la rue, dans la chair des musiques, dans le regard des autres, dans les traversées d’esprit. Je prends la plume pour le plaisir de la laisser vagabonder comme en accords écrasés au long d’un manche de guitare.

Les galets ouvragés sur les passages piétonniers, les architectures de vieilles briques fleurant presque l’huile de morue mènent à la patine et à l’atmosphère des pubs. On les trouve en de vieux immeubles aux fenêtres hautes qui me rappellent la part secrète des villes de France. J’écris… Pourrai-je me relire ? Le pur plaisir, jeté sur les pages, aura-t-il postérité ? Peu importe : on sait la fausseté des feuillets imprimés – photocopies améliorées, prétextes à vantardises, automnes de l’ego —, destinés à décliner au long des géologies du temps, si étrangères à l’homme en fin de compte, même s’il en est par excellence le capteur.

*

De manoirs guillerets en bustiers de verre et d’acier : Halifax est une cité moderne qui a su greffer son architecture sur les racines vives de son passé. Le passage est insensible. Le rêve des baleiniers mène sans rupture à la ville d’avenir, comme dans la postérité d’un sortilège.

Un ciel pourpré, brume contaminée de lumières, absorbe et capitonne fréquemment la vie des rues. Combien de fois y suis-je venu ? Ce port est passage obligé. Combien de fois y ai-je séjourné ?

Toujours il y avait l’espace miraculeux entre les gouttes de pluie. Il y avait l’air et l’oxygène d’une respiration entre les eaux. C’était Halifax, ce nom tellement dur et incisif comme l’explosion qui courut le dénivelé des collines et dévasta la ville, un jour de 1917. 

*

Sur la table, près du ketchup, de la mayonnaise, du sel et du vinaigre, sommeillent deux magies aussi belles que le plus fou des rêves technologiques : un crayon et un stylo-feutre. Ils luisent sous le clair-obscur ondoyant de la rue. Le crayon noir au visage blanc se termine par un rappel de plomb sur le nez. Une gomme le prolonge au bout d’un raccord froissé dans le fer par des fossettes qui le serrent sur le bois. Et, tout auprès, le stylo vert a de faux airs de tronc immergé dans l’Amazone. De son profil art nouveau on se méfie, car on ne sait jamais, en dernier ressort, s’il écrira. 

Au-delà, les voitures et les pick-up remontent la rue pluvieuse. Ils semblent propulsés d’une spirale de fumée, constance dans le froid. Ce phénomène si prévisible vient démentir ma conviction que les instants ne chatoient qu’une seule fois.

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