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Bruneau, Zoé

En attendant Godard, chapitre I, chapitre II

L’auteur a attendu durant huit années la concrétisation d’un projet de film qui deviendra Adieu au langage, le dernier film de Jean-Luc Godard. C’est cette attente et toutes les péripéties qui l’entourent que raconte l’auteur. Le livre, fort témoignage vivant, est conçu comme un journal au fil du temps, d’une sincérité rare qui n’appartient souvent qu’à la jeunesse. Le film de Jean-Luc Godard Adieu au langage a reçu le Prix du Jury du Festival de Cannes 2014. 144 pages.12 euros. Illustrations couleurs (2014)

Zoé Bruneau est comédienne. Elle publie ici son premier livre.

Extrait

GODARD est dos à la fenêtre, ce malin, en contre-jour. Des volutes de fumée s’échappent de son cigare. Volutes… Une marre de fumée épaisse et lourde.

Mon cœur bat fort mais je ne sais pas si c’est à cause du trac, ou un effet prolongé de ma course effrénée. Les moments de calme n’auront pas calmé mon souffle.

ASSEYEZ-VOUS, MADEMOISELLE

Je m’approche quand même pour lui serrer la main, quoi, je ne vais pas en plus d’être en retard, être malpolie !

Main ferme dans ma main.

— Veuillez excuser mon retard.

— Ah vous êtes en retard ?

J’aurais dû, déjà, noter l’appréciation contrariée du temps chez ce monsieur…

Je m’assois à sa droite. Le jeune homme sort, je le regarde et le découvre enfin. Il ne me fait pas peur. Mais alors pas du tout. Est-ce son sourire, la mise en scène un brin outrancière, ou l’endorphine créée par ma course ? Je me sens bien.

— Mademoiselle pendant notre entretien, vous vous adresserez à la caméra face à vous. Je vous veux de face sur les images.

Voix chuintante et un peu pincée. Mais ouverte. Accueillante.

Je me permets :

— Ce qui veut dire que je ne vous parlerai pas à vous ? Ca me paraît compliqué Monsieur. Pour avoir une conversation, j’aime bien regarder les gens à qui je m’adresse.

Je ne veux pas me montrer arrogante ou capricieuse (c’est une subtilité que je découvrirai bien plus tard dans ma vie de femme pour manipuler les hommes), je suis juste déçue, car c’est avec lui que je veux parler, c’est lui que je veux rencontrer. Il se racle la gorge, et appelle un nom, fort, mais pas trop. Dans son regard, pas de lassitude, pas d’agacement. Je ne décèle pas grand-chose à vrai dire. De la concentration ? Quoi qu’il en soit, il ne cherche pas à me mettre à l’aise, mais ne tient pas non plus à me laisser dans l’inconfort et accède donc à ma requête sans plus de résistance que ça.

Retour du jeune homme un peu moins souriant.

Il change la caméra de place, la met derrière l’homme au cigare. J’ai tout loisir maintenant de lui parler les yeux dans les yeux. Si je ne dois le rencontrer qu’une fois, autant que je le voie !

L’entretien peut commencer pour de bon cette fois.

On entre très vite dans le vif du sujet. Il est intéressé, à l’écoute.

Il pose des questions et je réponds. Il me parle de son projet, il y est question d’une journaliste de guerre, de parler allemand, de pays de l’est et je ne sais quoi encore. Rien sur ses films passés. Le discours n’est pas confus mais confondant. Je n’arrive pas bien à suivre. Mais je m’accroche à certains mots qui font écho à des choses plus familières. De temps en temps je peux même relancer.

S’ensuit une discussion sur l’art, la culture, les voyages. Il parle plus qu’il ne pose des questions. Laisse des temps de silence, que je ne veux pas déranger.

Puis enfin…

— Quelle langue parlez-vous ? Français ! (réponse du tac au tac, première boulette... ?) Pardon, je parle aussi anglais et allemand. Et un peu espagnol. Français, ça vous aviez remarqué...

— Votre film préféré ?

— Mon film préféré ? La Nuit Du Chasseur, ou l’Incompris… Je peux vous prêter les DVD.

Il ne me juge pas. Ses yeux restent rieurs, son regard bien droit. Cependant il ne répond pas à la proposition, comme si cette dernière n’avait pas été formulée.

Je ne sais pas si je suis trop à l’aise ou complètement submergée par l’angoisse qui soudainement se réveille au creux de mon ventre, la peur de rater, et si c’est ça qui me fait dire n’importe quoi.

Je n’ai pourtant pas l’impression de passer un test. Mais les questions les plus banales peuvent être parfois les plus déstabilisantes. Celles où on a peur de répondre à côté, de passer pour une idiote, de décevoir.

Dix ans plus tard. Dix ans de recul et de souvenirs tronqués. Qu’est ce qu’on a pu se raconter encore et encore pour que je ressorte de cette pièce plus d’une heure après y être entrée ? Il ne me reste presque plus qu’une impression. Un souvenir de tension extrême surgissant dès que son regard me quitte, avec la peur que tout s’arrête et de ne plus avoir la capacité de rien changer. Quand les dés sont jetés.

Plus d’une heure d’entretien, et j’en ressors épuisée, tremblante et au bord des larmes dès que la porte se referme. Pourtant j’étais à l’aise avec lui. C’était une rencontre, pas un casting. Le sourire, l’engouement – sincères - du moment sont effacés par l’abattement le plus terrible. On dirait une descente de drogué.

 

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