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Levi, Jean

La Chine est un cheval et l'univers une idée

« La Chine est un cheval et l’Univers une idée » est une citation de Zhuangzi (350-275 av. J.-C.) dans laquelle il tourne en ridicule les paradoxes sophistes, et en particulier le plus célèbre d’entre eux, le fameux « un cheval blanc n’est pas un cheval » de Gongsun Long. A travers le pastiche de l’argumentation sophiste, sur laquelle s'appuie la dictature, c’est le langage humain en tant que tel que le philosophe entend disqualifier. 157 pages. 20 euros (2010)

Jean Levi (né le 3 mars 1948) est un orientaliste français, spécialiste de la Chine et de la pensée chinoise. Il a publié de nombreux essais sur le taoïsme et la religion populaire ainsi que des traductions de grands classiques chinois.

Extrait

Avant-propos

La formule « la Chine est un cheval et l’univers une idée », qui sert de titre à l’un des essais et vient coiffer l’ensemble du recueil, est une citation de Tchouang-tseu (350-275 avant J.-C.) où il tourne en ridicule les paradoxes sophistes, et en particulier le plus célèbre d’entre eux, le fameux « un cheval blanc n’est pas un cheval » de Kong-souen Long.

À travers le pastiche de l’argumentation sophiste, c’est le langage humain en tant que tel que le philosophe entend disqualifier. Tout jugement, dans la mesure où il est jugement, est l’expression d’une subjectivité qui opère un découpage arbitraire dans le réel. Le langage, produit et support de l’intelligence, ne peut rendre compte d’une réalité continue et fluide qu’en termes de discontinuité. Au lieu de tenter de retrouver la totalité dans l’unité les hommes ne s’occupent que d’établir des distinctions. Or sitôt que se trouvent isolées dans le réel des entités discrètes et distinctes, ayant des contours et des qualités, celles-ci deviennent justiciables de la loi de l’avoir et appellent l’appropriation.

Aussi ces essais entendent-ils se placer sous la bannière du cheval blanc de Tchouang-tseu et d’en faire un cheval de bataille contre cette activité discriminatrice de la pensée et du langage dont les méfaits se font plus que jamais sentir aujourd’hui. Tous ces textes ont en commun, par-delà la diversité apparente des sujets abordés et du ton adopté, de s’employer à chercher l’identité de la différence plutôt que la différence de l’identité.

Le lieu de cette adéquation est tout d’abord la Chine. Alors que l’empire du Milieu a toujours été posé dans le discours occidental dominant comme l’Autre absolu de l’Occident, il n’est ici considéré que comme un moment singulier et significatif d’une histoire universelle. Les faits chinois anciens servent de points d’appui à beaucoup de ces réflexions, non parce que, nous étant totalement étrangers, ils permettraient de prendre conscience de l’impensée de notre pensée, mais parce qu’ils se produisent dans une civilisation tout à la fois archaïque et avancée et qui, de ce fait, est familière mais permet néanmoins le recul. La Chine des Royaumes combattants est déjà une société de masse, où la question du contrôle, de l’endoctrinement et de l’embrigadement de vastes contingents humains avait reçu une élaboration théorique et trouvé des solutions pratiques, mais où, en même temps, les moyens techniques aussi bien en ce qui concernait la surveillance des individus que la production des marchandises restaient encore très primitifs, tout au moins en regard de ceux des sociétés industrielles modernes. En sorte que l'on peut dégager, comme en laboratoire, à partir de formes simples, certains mécanismes fondamentaux à l'œuvre dans les organisations plus complexes, mais qui échappent à l'analyse en raison de la multiplicité et de l'interpénétration des facteurs adventices.

Si la Chine fournit le lieu de l'identité de la différence, les thèmes abordés sont autant de modulations et d’interrogations sur les effets nocifs du langage en tant que véhicule et produit de la pensée séparée, dénoncés dès l'origine par Tchouang-tseu en des pages prémonitoires et étudiés ici sous l’angle insolite mais fructueux de l’assimilation abusive et du rapprochement indu.

Ainsi « Le Grand Empereur et les guerriers d’argile » traite de la disparition de l’être au profit de l’apparence, de la substitution du reflet au réel, dans un univers qui n’est plus que celui de l’illusion, à propos des gigantesques crottes de terre cuite extraites du tombeau du G rand Empereur ; « La Chine est un cheval et l’univers une idée » assimile L’Homme sans qualités de Musil et la théorie de la rectification des noms légistes en tant que symptômes parallèles de l'émergence du totalitarisme ; « Gouvernement naturel et despotisme démocratique » s'attache à démasquer la vacuité de la notion de démocratie en soulignant les traits communs entre la théorie libérale de l'ajustement automatique de l’offre et de la demande et les thèses légistes absolutistes de l’autorégulation sociale grâce à une loi pénale qui ne serait rien d’autre que la diffraction de la nécessité naturelle dans l'ordre humain ; « De la dimension ontologique des massacres » démontre l'aporie de la démarche historique en elle-même et resitue le faurissonisme dans un contexte épistémologique global où les sinologues jouent eux aussi leur partition ; « Autocritiques » prend prétexte d'un entrefilet de journal pour essayer de cerner l’essence de cet exercice dégradant que l’on croit spécifique aux seuls régimes communistes et « Les petits mondes du dictateur », enfin, analyse la tyrannie sous le seul angle de l’appropriation du Moi, reprenant ainsi des thèmes développés par la réflexion chinoise sur le Pouvoir.

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