Salut à vous !
« Les origines de ma révolte, c’est ce que j’ai vu dans les ratonnades, ce que j’ai vu au Petit Nanterre, c’est la façon dont on traitait ces gens. Quand on est enfant et qu’on voit ça, ça reste dans la mémoire, ça reste inadmissible, ça reste révoltant toute sa vie, et je pense que le fait de l’avoir écrit, de l’exprimer de cette manière, permet non seulement d’en parler, mais ça m’était après coup indispensable. On se demande souvent si l’écriture ou l’expression artistique, est une forme de thérapie, je n’irai pas jusque-là parce que fort heureusement, on n’est pas malade, je ne suis pas malade. Mais le fait de l’avoir écrit m’a libéré. » 201 p. 18 euros (2010)
Bernard Ruhaud est né en 1948 à Nanterre. Il exerce divers métiers avant de s’orienter vers l’éducation spécialisée et de travailler auprès d’enfants et d’adolescents en difficulté. Salut à vous ! est son dixième ouvrage.
Extrait
Chez moi
Les rues de mon quartier forment une fourche à trois branches. L’avenue de la République, qui vient du centre-ville, constitue le manche et la branche centrale de cette fourche. C’est là que circule la ligne d’autobus 167 qui relie mon quartier au reste du monde. À l’endroit où bifurquent les bras de la fourche, il y a un pont de chemin de fer sur lequel passent les trains qui vont de Paris à Rouen. C’est le pont de Rouen. En fait, mon quartier commence au-delà du pont de Rouen. Mais les écoles se situent côté ville, bien avant le pont sur l’avenue de la République, à croire que lorsqu’elles ont été construites, probablement à la fin du siècle dernier ou peu après, personne n’a pensé qu’il y aurait un jour des enfants susceptibles d’avoir les moyens de s’instruire dans ce misérable fond de banlieue.
Les écoles sont près de l’abattoir à chevaux, la maternelle et la primaire. Le jeudi, je vais au patronage, dont l’accès longe le mur de l’abattoir d’un côté, celui de l’école des filles de l’autre. Avec le patronage, nous visitons les grands monuments de la capitale et les châteaux des environs, les Invalides, le château de la Malmaison et celui de Versailles. Un jour, nous avons fait une promenade en bateau-mouche. Nous allons à la piscine, à Bezons l’été et à Molitor l’hiver. La première fois que je suis allé à la piscine, à Bezons, je me suis précipité dans le grand bassin alors que je ne sais pas nager. Le surveillant m’a tiré de là par les cheveux. J’ai eu très peur. Nous allons aussi dans les bois, à Saint-Cucufa ou à Saint-Nom-la-Bretèche, cueillir des jonquilles ou ramasser des châtaignes, selon la saison, ou tout simplement faire des jeux et nous promener. Il y a aussi le moulin des Gibets. C’est un petit bois perché sur un flanc du mont Valérien, sous le fort. Personne n’a jamais évoqué de pendaison mais il y a une vieille et haute bâtisse dont l’accès nous est interdit. Cela suffit à transformer nos fantasmes en certitudes.
Au-delà du pont de Rouen, sur la droite, commence la rue des Pâquerettes. Le début de la rue est occupé par des constructions tout à fait saines : les bains-douches et le dispensaire, puis l’église. À l’inverse des institutions scolaires, les autorités religieuses ont construit l’église à l’endroit où le plus grand nombre d’habitants allaient s’installer. Mais fort rares sont les croyants qui l’entourent aujourd’hui et, si croyants il y a, ce n’est pas toujours ce dieu-ci qu’ils vénèrent. Peu après l’église commence le bidonville. Il y a des bidonvilles plus ou moins importants dans tout le quartier, le long de la Seine, contre les réservoirs de gaz, dans le terrain vague derrière le petit cimetière de la rue de Sartrouville et même sur l’avenue de la République, juste avant l’hôpital. Et puis certaines des maisons du quartier sont si délabrées que les baraquements n’ont plus grand-chose à leur envier. Mais les plus grands bidonvilles s’étalent sur ce côté droit de la rue des Pâquerettes, et bien au-delà, jusqu’aux usines Willeme, et même de l’autre côté des lignes de chemin de fer, vers Courbevoie et la Défense. Celui qui commence à la rue des Pâquerettes s’étale peut-être sur un à deux kilomètres de côté dans un sens et à peu près autant dans l’autre. Malgré sa taille, le bidonville est discret. Ce qui frappe, c’est la boue. Même pendant l’été, c’est boueux. Il y a toujours une file d’attente, bruyante et joyeuse l’été, engourdie et pressée l’hiver, à la fontaine d’eau potable de la rue des Pâquerettes. Une ville s’y est organisée, avec boucherie et coiffeur. En fait, c’est de l’extérieur du bidonville que vient le danger. Quand il y a de l’orage, la foudre frappe souvent au cœur des baraques. Chaque fois, plusieurs occupants, surtout des enfants, y périssent brûlés, tandis que les autres, effrayés, cherchent un abri pour la nuit, avant de pouvoir rebâtir, dès le lendemain, le cadre quotidien de leur misère. Les autres dangers, ce sont la police, les harkis, la guerre.
Il y a des ratonnades. La police descend régulièrement dans le bidonville de la rue des Pâquerettes. Les longs cars bleu nuit arrivent par le pont de Rouen et s’arrêtent à la hauteur de l’entrée du bidonville située près de la fontaine. Les flics sortent un par un en courant, mousqueton à l’épaule. Ils se précipitent dans les ruelles. Les quelques enfants encore présents dans la rue se serrent contre les murs. Les policiers agissent par petits groupes. Ils s’arrêtent devant une baraque, deux flics encadrent l’entrée en surveillant l’extérieur. Les autres s’engouffrent dans l’abri. Peu après, un ou plusieurs Algériens sortent, mains sur la tête. Ils sont fermement encadrés par les flics jusqu’à un car où ils sont embarqués. Leurs expéditions sont ponctuées de coups de mousqueton, dans les reins, pour faire avancer plus vite les Algériens arrêtés. Il y a plusieurs petits groupes de policiers qui procèdent à des arrestations dans les baraquements. Puis ils remontent dans les cars et repartent aussi vite qu’ils sont arrivés. C’est fini. Les femmes sortent alors des cabanes. Elles pleurent.
A partir du pont de Rouen, mais de l’autre côté, l’usine Bronzavia marque le début de la rue de Sartrouville qui constitue le bras gauche des artères du quartier. Je crois qu’on y fabrique des moteurs. A cet endroit, seule la droite de la rue de Sartrouville est habitée. Sur la gauche, une petite route perpendiculaire bordée d’arbres conduit à un petit cimetière réservé à on ne sait qui, les habitants du quartier étant généralement enterrés bien plus loin, dans le cimetière municipal du centre-ville. A part le petit cimetière, un vaste terrain vague occupe ce côté de la rue. Il entoure le cimetière ainsi que quelques maisons isolées, borde un peu plus loin le début de la rue des Marguerites, toujours sur la gauche, et s’étend jusqu’à la Seine. Il a dû servir de carrière car il est très accidenté par endroits. A une époque, les buttes ont été utilisées pour des compétitions de motocross. Mais l’entrée était payante. Dans le « motocross », il y a des bosquets et de petites mares d’eau stagnante. Nous y attrapons des salamandres. Un jour, les autres en ont écrasé avec des grosses pierres. C’était écœurant mais je l’ai fait aussi. Depuis, nous ne sommes plus retournés à ce trou. Il y a eu un meurtre dans le terrain vague, environ à cet endroit. Le corps d’une jeune femme a été retrouvé par ici, presque nu paraît-il. Elle portait beaucoup de traces de coups et aurait été violée. J’imagine facilement cette scène macabre d’un corps parmi les détritus jetés derrière les bosses du terrain vague.
Ensuite, la rue de Sartrouville est plus habitée jusqu’au rond-point du Petit-Colombes où elle mène. Vers le bout on longe le haut et sinistre mur de l’arrière de l’hôpital, à droite, et le centre d’hébergement des Algériens célibataires, sur la gauche. Quand j’étais plus jeune, ma mère a été soignée dans cet hôpital, la « Maison de Nanterre ». C’est d’ailleurs ici qu’elle mourra. À cette époque, quand mon père m’emmenait au marché des Quatre-Chemins sur le porte-bagages de la Mobylette, en passant à cet endroit de la rue de Sartrouville, je criais « Maman » à tue-tête, persuadé qu’elle m’entendait.
La rue des Marguerites, où j’habite, part à gauche de la rue de Sartrouville. Pour revenir de l’école et aller chez moi, il suffit de s’y engager directement. On peut aussi emprunter le chemin des Peupliers, un peu plus loin. Mais il est peu praticable. Ce chemin n’est utilisé que par de rares piétons. Je ne le prends jamais pour rentrer, car ça fait un détour. Les Algériens passent plus loin. Ceux qui vont vers la ville traversent directement la cité des Marguerites. D’autres, plus nombreux, prennent le bus au rond-point du Petit-Colombes pour le pont de Neuilly ou la gare de La Garenne, puis Paris.
Dans ma rue, les maisons sont toutes du même côté ou presque. L’autre côté est occupé par les usines, l’usine d’incinération, la plus importante de la rue, avec ses deux grandes cheminées que l’on voit depuis le mont Valérien. Plus loin, il y a l’usine d’Air liquide, bien plus récente. L’an dernier encore, je jouais avec les autres dans les bâtiments en construction. Derrière l’usine d’incinération et jusqu’au bord du fleuve se tient l’usine Excel, où l’on fabrique de la margarine. Là où il n’y a ni usine ni entrepôt, il n’y a rien. Ce sont des terrains vagues. Ils se rejoignent tous quelque part pour former un vaste territoire qui s’étend jusqu’à la Seine.
Le quartier s’arrête à la Seine. Elle passe sous le pont de la ligne de chemin de fer et s’écoule en aval vers Chatou. Le milieu du fleuve est d’ailleurs occupé par l’île de Chatou. C’est là que sont tirés par la municipalité les feux d’artifice du 14 Juillet qui s’achèvent par l’inévitable VIVE LA RÉPUBLIQUE en lettres de feu dégoulinantes. La fête nationale est très importante dans le quartier. Le syndicat de quartier vend de longs drapeaux faits d’une bande de papier tricolore. La population les accroche aux fenêtres. Il organise aussi un bal dans la cour des bains-douches, avec une estrade pour l’orchestre, une buvette, un stand de chamboule-tout, de pêche au trésor et même un mât de cocagne. Je suis assez adroit au mât de cocagne mais moins que mon frère et je ne suis arrivé qu’une fois tout en haut. Il y a aussi un vin d’honneur, un goûter et des glaces offertes aux enfants. On y vend des bonnets phrygiens, des confettis et des serpentins dans un tout petit stand tenu par la directrice du dispensaire. Ensuite, tout le monde se rend derrière les immenses réservoirs à gaz cylindriques qui bordent la Seine, face à l’île de Chatou, pour le feu d’artifice.
Mais l’île de Chatou se situe déjà au-delà des limites de mon quartier, encadré ici par la ligne de chemin de fer d’un côté et le pont de Bezons de l’autre. Le long du chemin de halage sont régulièrement amarrées quelques péniches. Certains disent qu’un enfant s’est noyé, un Algérien, qui s’amusait avec d’autres à sauter d’une péniche à l’autre. Il est tombé dans l’eau sombre entre deux bateaux et a disparu. Mais ça me paraît bien difficile et je crois que ce sont les adultes qui ont inventé cette histoire pour nous faire peur et nous empêcher d’essayer. L’eau de la Seine n’est pas belle ici et la démesure de ce vaste univers bougeant sans cesse a quelque chose d’inquiétant. D’ailleurs on n’y voit jamais de pêcheurs ni de promeneurs, sauf quelques individus seuls et louches. Je n’aime pas cet endroit. Plus loin, vers le pont de Bezons, c’est plus agréable. Il y a des maisons sur l’autre rive et le pont lui-même est récent. L’ancien pont a été détruit lors des bombardements, vers la fin de la guerre. Il subsiste quelques vestiges de la route qui y menait, mais nous sommes déjà à Colombes. On peut revenir de là par le rond-point du Petit-Colombes et la rue de Sartrouville, à l’endroit où elle longe le mur de l’arrière de l’hôpital.
C’est ici, derrière la Maison de Nanterre et à l’angle de la rue des Marguerites, que s’étale le centre d’hébergement des Algériens célibataires. Ils habitent de longs baraquements couverts de goudron. Ils sont groupés par chambrées de quatre ou cinq avec des lits superposés et une petite arrière-cuisine. J’y vais parfois le dimanche matin, avec mon père, pour la tournée de L’Huma. C’est comme ça que je connais les lieux. Il s’en échappe toujours des musiques et des odeurs curieuses. À l’intérieur, les murs sont tapissés de photos de femmes. Les Algériens sont gentils mais on les sent toujours un peu méfiants, peu bavards en tout cas, sauf entre eux. Il y a de la vie ici, surtout le dimanche. On y vend des brochettes. Un jour, je m’en suis acheté une avec les pourboires de la tournée. C’est du centre d’hébergement que je verrai les Algériens partir pour le massacre, en 1961.
A côté du centre d’hébergement a été bâtie une cité de transit. Des familles y habitent, venant de bidonvilles qui ont été rasés. La municipalité fait raser régulièrement des pans de bidonvilles — tôt le matin, avec l’appui des forces de police — et fait immédiatement clôturer le terrain conquis sur lequel sont entrepris dès les jours suivants les travaux de construction de nouveaux immeubles HLM. C’est ainsi que finira par s’imposer la cité des Pâquerettes, mais il faudra plusieurs années. Les familles arrachées aux baraques détruites sont provisoirement relogées dans des cités de transit, dont celle du bout de la rue des Marguerites. Mais les bidonvilles s’étendent toujours. En fait ils se déplacent au fur et à mesure de leur démolition. Cela commence par une baraque tout à fait isolée et discrète, au fond d’un morceau de terrain vague. Personne ne la remarque vraiment. Alors d’autres baraques s’y adossent et bientôt toute une petite cité s’organise dans la boue, le froid et les immondices. C’est la vie qui impose le bidonville. Le terrain vague est d’ailleurs plus triste quand il n’est occupé par rien, ni homme, ni enfant, ni misère.
Dans la rue des Marguerites, il n’y a pas de bidonville. Dans l’ensemble, les maisons ne sont pas riches mais solides et propres. Ma maison se situe environ au premier tiers de la rue, en venant du pont de Rouen. Elle est presque en face d’une des entrées de l’usine d’incinération. Les bennes à ordures empruntent cette entrée à leur arrivée et ressortent par l’autre, deux à trois cents mètres plus loin. Ma maison se reconnaît aisément au fait que sa façade est toujours recouverte par des affiches du Parti. C’est sur son propre mur que mon père commence toujours un collage. Dans la cour, ou le jardin, mes parents ont entrepris la construction d’une cantine pour les ouvriers travaillant dans la rue, ceux de l’usine d’incinération mais d’autres aussi, plusieurs dizaines au total, susceptibles de trouver ici un endroit plus confortable que l’usine et où on peut manger chaud. Ma mère sert déjà vingt à trente repas par jour dans la salle à manger. C’est trop petit car il y a aussi mon lit et celui de René, mon frère. Plus jeune, je couchais dans la chambre de mes parents. Je pouvais parfois aller m’endormir entre eux, dans leur lit. Il y a aussi le sous-sol, occupé par Clément, mon autre frère, et sa femme Danièle. C’est dans cette cave éclairée par un soupirail qu’ils auront leur fils Paul. Tous les ans, il faut refaire le crépi et repeindre, pour combattre le salpêtre. Mais la pièce est chaude car elle jouxte la cave où mon père et Clément ont installé la chaudière à charbon du chauffage central. Plus tard, j’occuperai le sous-sol à mon tour, quand Clément et Danièle auront obtenu un HLM et que René sera parti de la maison. Je le repeindrai de couleurs vives, orange, jaune, rouge et un peu de noir. Il m’arrive quand même d’avoir peur dans cette cave. Je reste poltron assez longtemps, même adolescent. Je suis très impressionné par certaines images. La catastrophe de Fréjus, par exemple, hante quelques-unes de mes nuits. Je m’imagine habitant dans la cave d’une maison de cette vallée située en aval du barrage de Malpasset, qui cède, noyant les habitants jusqu’à Fréjus.
Dans ce qui sera ma chambre jusqu’à mon départ de Nanterre, j’aurai aussi une radio à ampoules. Le soir, c’est merveilleux de faire défiler les stations en langues étrangères. Celles du Sud sont bavardes. Qu’ont-ils donc toujours de si urgent à dire pour parler aussi vite ? Les stations du Nord — ou de l’Est ? — sont généralement plus calmes et musicales. J’y trouve parfois du jazz et de la musique classique. J’aime la musique classique, surtout Beethoven, les ouvertures d’Egmont et de Coriolan. Plus tard, lorsque je travaillerai, j’aurai un tourne-disque et j’achèterai les ouvertures de Beethoven, par correspondance, à la Guilde internationale du disque. Mon père et Simone n’aiment pas ça. Simone, c’est sa troisième femme, celle qu’il épousera après la mort de ma mère.
Mon père se moque de moi quand il me surprend à écouter de la musique classique : « T’aimes la messe toi ? ». Pour lui, tout ce qui n’est pas refrain populaire est musique religieuse. Et mon père est très anticlérical. Il s’amuse beaucoup à rappeler une anecdote selon laquelle, voyant un curé en soutane avec coiffe dans un train, je me serais exclamé : « Ils ont un drôle de chapeau les mineurs. » Il doit penser que je l’ai fait exprès et je ne l’en dissuade pas. Pendant les vacances à Granville aussi, où nous louons un petit logement, mon père engueule copieusement les « curés » qui passent dans la rue en chantant, à l’aurore, le dimanche, pour aller en procession jusqu’à l’église.
Pour les repas servis aux ouvriers du quartier, mon père va aux Halles une fois par semaine. Il n’y va pas seul puisqu’il n’a pas de voiture, mais je ne sais pas de qui il s’agit. Ils partent et reviennent très tôt le matin, avant même que je sois levé. Papa ramène toujours des pleins cageots de légumes et de fruits, dont il compare le prix à celui du marché des Quatre-Chemins.
De cette bâtisse dont la construction sera définitivement interrompue par le décès de ma mère, on domine bien la rue de Sartrouville et la cité des Marguerites. Les immeubles ont poussé rapidement. Je ne me rappelle même pas les travaux. La cité aligne deux fois trois bâtiments uniformes de cinq étages et cinq escaliers chacun, parallèles à la rue. Il y a beaucoup d’accidents car les immeubles sont un peu perchés au-dessus de la rue et rien ne sépare les terrains qui les entourent, et où jouent les enfants, de la circulation toujours dense dans la rue de Sartrouville. Des enfants sont régulièrement renversés. Le syndicat de quartier fait la quête pour les obsèques. L’an dernier il a organisé une réunion avec les élus, dans la grande salle du sous-sol des bains-douches. Ils ont décidé de bâtir un muret entre la rue et les immeubles. Mais il y a encore des accidents car, quand les enfants jouent au ballon, il rebondit et il est facile de sauter le muret pour aller le chercher sur la route. À une époque, on a compté jusqu’à un accident grave par mois, en moyenne. Moi-même, j’ai failli plusieurs fois me faire avoir, pourtant, je n’habite pas la cité. C’était toujours en allant faire des courses sur l’avenue de la République.
Pour aller de chez moi aux bains-douches, il faut traverser la rue de Sartrouville et l’avenue de la République. Outre leur activité principale — qui consiste à permettre aux habitants du quartier de se laver correctement au moins une fois par semaine, généralement le samedi soir et en famille — les bains-douches disposent d’une grande salle en sous-sol où se tiennent le siège du syndicat de quartier et le lieu des activités publiques de la municipalité et du Parti : fêtes populaires, bals, kermesses, réunions publiques, projections de films, rendez-vous divers, départ et retour des cars pour les meetings du Vél’ d’Hiv, pour la fête de L’Huma, pour les grands rassemblements à Paris, pour l’arrivée et le départ des chars de la fête de la Rosière, pour les sorties à la mer organisées par le syndicat de quartier. Dans la cour des bains-douches, juste en face du grand escalier par lequel on y entre, il y a le dispensaire municipal, bâtiment plus modeste mais de même modèle. La directrice du dispensaire a été longtemps au Parti. Elle faisait beaucoup de choses. Mais elle a été exclue. Je crois que c’est parce qu’elle et son mari aident le FLN ou même qu’ils en sont membres, mais je n’en suis pas certain. Mon père reste très discret sur ces problèmes internes. J’ai essayé de comprendre en lui expliquant qu’à mon avis le Parti n’est pas contre le FLN. Il est tout simplement resté muet. En tout cas elle est encore la directrice du dispensaire et toujours aussi gentille avec moi, bien qu’elle ne soit plus au Parti. Lorsque ma mère sera morte, c’est elle, je crois, qui s’arrangera pour que je parte six mois par an en « colonie sanitaire », en Vendée.
L’autre lieu de rassemblement du quartier, c’est la Maison des jeunes, située directement sur l’avenue de la République. La Maison des jeunes est essentiellement réservée aux activités des JC. C’est un long préfabriqué en tôle marron, avec des fenêtres qui ressemblent à des hublots et dont les volets se soulèvent à l’oblique pour être maintenus ouverts à l’appui d’une tige métallique. Elle est cloisonnée en deux salles, avec une estrade au fond de l’une d’elles. La cloison est amovible mais toujours fermée, chacune des salles ainsi séparées étant assez vaste pour accueillir les activités qui s’y déroulent : essentiellement les réunions du cercle des JC. Les « boums » seront à la mode dans quelques années et c’est bien sûr ici qu’elles seront organisées, toujours par le cercle des JC dont je serai devenu secrétaire, quoique j’aie horreur des boums et de toute activité dansante. À l’extrémité de la bâtisse, une petite salle sert aux réunions de cellule depuis que la population du quartier s’est agrandie et que la buanderie de la maison est trop petite pour y asseoir chaque semaine tous les adhérents. Je deviendrai aussi secrétaire adjoint de cette cellule, dont mon père est le secrétaire, mon frère René ayant pour sa part été avant moi secrétaire du même cercle des JC. Le cercle des JC et la cellule du Parti portent le même nom, en mémoire d’un jeune militant du quartier, Alfred Dequéant, assassiné par les nazis, comme il est écrit sur la plaque de la rue qui lui rend également hommage. Elle est bordée par le bidonville, parallèlement à la rue des Pâquerettes, mais plus près des usines Willeme.
Le second passage pour aller de chez moi à l’avenue de la République traverse la cité des Castors. Il s’agit de maisons coquettes construites collectivement par leurs habitants eux-mêmes. La voie est privée, mais personne ne s’est jamais opposé au passage de piétons et je suis connu ici. Lorsque l’on sort de la cité, l’arrêt de bus n’est plus qu’à une cinquantaine de mètres, sur l’avenue. C’est à cette station que je prendrai régulièrement le bus pour aller en sixième, avant d’être exclu du lycée, puis, plus tard encore, en « quatrième d’accueil » dont je serai viré à nouveau.
Lorsque le FLN commettra des attentats, il y aura une fusillade à cet arrêt d’autobus. Dans les dernières années de la guerre d’Algérie, deux mouvements s’affrontent violemment, le FLN et le MNA (Mouvement National Algérien), dirigé par Messali Hadj. Je ne sais pas ce qui les oppose. Mon père dit que le MNA est plus à droite que le FLN. Les règlements de comptes se font à la mitraillette, sur les trottoirs, aux arrêts de bus, mais aussi à la grenade, dans les cafés. Je n’ai jamais vu ces attentats. Il y en a eu pourtant au Petit-Nanterre. L’un d’eux s’est produit ici, à l’arrêt de l’autobus 167 de la cité des Castors. Le FLN s’en prend aussi à des Français. Cela se passe plus loin, après l’école du Petit-Nanterre. A cet endroit de l’avenue de la République, il y a de très grands immeubles occupés par des militaires de la caserne de la Folie. Certains d’entre eux reviennent d’Algérie. Je suppose que les attentats commis en France par des Algériens contre des militaires revenus d’Algérie ont pour but de se venger ou d’intimider ceux qui sont encore là-bas. Probablement en retraite, certains militaires occupent d’autres emplois et se rendent au travail par le train. De leurs immeubles, la gare la plus proche est celle du centre ville. La plupart d’entre eux y vont à pied. Après l’usine Forvil (la brillantine), la rue bifurque vers la gauche et passe sous un pont pour traverser la ligne de chemin de fer. C’est sous ce pont qu’ont lieu les attentats. Toujours le même procédé : une voiture et des mitraillages. Pour les éviter, beaucoup de militaires prennent le bus jusqu’à la gare.
Enfin pour aller à la Maison de Nanterre, le plus court consiste à traverser la cité des Marguerites. Un mur interdisait jadis le passage derrière la cité, mais une brèche a été ouverte grossièrement. De l’autre côté du mur, sur la droite, s’étale un petit bidonville de quelques dizaines de baraques, une centaine peut-être, jusqu’aux abords de l’avenue elle-même. Des commerces bordent ici l’avenue, un coiffeur, la boucherie et, de l’autre côté, une boulangerie-pâtisserie puis un marchand de couleurs qui regorge de pétards et de feux d’artifice. Avant, il n’y avait qu’ici que l’on pouvait se procurer du gaz. Il fallait amener la bouteille en brouette, depuis la maison. C’était loin, lourd et long. Depuis, un autre dépôt a été ouvert dans ma rue.
Un peu plus loin donc, en direction de Colombes et des Quatre-Chemins, nous longeons le mur puis nous atteignons l’entrée de la Maison de Nanterre. C’est incontestablement le plus vaste et le plus solide édifice de tout le quartier. Le plus sinistre aussi, malgré l’acharnement avec lequel il est cerné par la misère. L’horreur et la déchéance ont décidément été reléguées dans ce fond de banlieue adossé aux méandres du fleuve. Chaque jour, l’hôpital déverse puis reprend les petits vieux costumés en épais drap bleu. On en retrouve jusqu’au cœur de la capitale. Ceux qui ne vont plus si loin sont généralement terrassés par l’ivresse dès les abords de l’hôpital. Après avoir insulté ou encensé les passants, ils finissent par s’effondrer et dorment à même le sol, dans leur pisse et leur merde, jusqu’à ce que la patrouille les ramasse pour les ramener à l’hôpital. En fait personne ne parle d’hôpital mais uniquement de la Maison de Nanterre, des petits vieux de la Maison de Nanterre, ou des vieux de Nanterre, tout simplement. C’est cependant un hôpital. Il n’accueille pas que des petits vieux tombés en déchéance. Certains de ses pensionnaires ne sont d’ailleurs pas très vieux, mais il s’agit de « repris de justice », dit mon père. Il y a aussi de vrais retraités, tout à fait volontaires et ordinaires, pourrions-nous dire, mis à part la misère qui leur interdit d’accéder à un endroit plus décent pour finir leurs jours. Il y a même des familles logées là, provisoirement peut-être, mais, à vrai dire, je ne sais pas pourquoi elles sont là. Enfin il y a les salles de soins. Ce sont des salles communes, très hautes de plafond, où les lits des malades sont alignés de part et d’autre d’une allée centrale. Pour atteindre la salle où sont soignés un ami, un parent, ma mère, il faut parfois traverser d’autres salles, avec ces malades et ces blessés qui ne disposent que de leurs draps pour toute intimité, face à nos regards inquiets mais curieux. Il y a toujours beaucoup de monde, les malades bien sûr mais aussi les médecins, les infirmières, les aides-soignants divers, les femmes de ménage, les visiteurs, les brancardiers et encore d’autres gens dont la fonction est inconnue. Et puis on se perd toujours dans cet hôpital, tout se ressemble finalement, ça sent partout l’éther.
Voilà de quoi est fait le quartier où j’habite. Dans ma maison elle-même, il y a encore un petit jardin, à l’arrière. Mes parents élèvent quelques lapins dans le sous-sol inachevé de la cantine en construction. Il y a aussi la buanderie. Je crois que c’est mon père qui l’a construite, avec mon frère Clément, mais je m’en souviens mal. C’est dans la buanderie que se tenaient les réunions du Parti, avant que les cités ou la situation politique amènent au Petit-Nanterre tant de nouveaux adhérents qu’il faille créer plusieurs cellules. C’est là encore que se fait chaque dimanche la prise de L’Huma pour les tournées, trois tournées, dont une assurée par mon père que j’accompagne fréquemment, avant d’en assurer une moi-même. La buanderie est occupée par une grande table, plusieurs tables rapprochées en fait, couvertes d’un grand dessus en feutre rouge. C’est dans la buanderie que l’on a fait la fête pour le mariage de Clément et Danièle. Nous étions très serrés et il y avait beaucoup d’ambiance. Ma mère avait préparé le repas avec une voisine, madame Ziani. A la fin, Clément a dansé sur une lessiveuse posée à l’envers au milieu de la table. D’autres l’ont imité.
Au mur du fond de la buanderie était accroché un portrait de Staline. Mais Papa l’a enlevé l’an dernier. « Il a fait des conneries », m’a-t-il dit pour expliquer de façon définitive et sans appel la raison pour laquelle nous devions désormais nous passer du regard d’un homme que nous avions toujours ardemment vénéré. Cependant, il n’a plus accroché d’autre portrait. A part ça, c’est une maison très simple, donnant de plain-pied sur le trottoir. Elle dispose de deux pièces, la salle à manger et une chambre. Une cuisine les sépare par laquelle on entre dans la maison en venant de la rue. Nous fûmes jusqu’à huit à vivre dans ces deux pièces (plus le sous-sol) : mes parents, mon frère Clément et sa femme Danièle puis leur fils Paul, mon frère René et Jean-Claude, un enfant de « Denfert-Rochereau », plus jeune que moi d’une année et placé chez nous quelques mois. J’ai longtemps compris « l’enfer Rochereau ». Il s’agit du centre de l’assistance publique situé sur l’avenue Denfert- Rochereau, dans le XIVe.
Au plus fort de la guerre, nous cacherons aussi un clandestin, probablement un responsable du FLN ou du PC algérien. Il se fait appeler Lalame. Il est très discret et disparaît régulièrement pendant plusieurs semaines. Avant de partir, il me dit toujours : « Toi, t’y bouges pas, j’t’y ramène un bourricot ! » Bien sûr il n’a jamais ramené d’âne à la maison. Une fois, il n’est pas revenu. Personne n’eut plus de ses nouvelles. J’ai cru que mon père savait quelque chose et ne disait rien, mais il a conservé ses quelques affaires, puis il les a rangées, ou jetées.
Dans un coin de la cuisine, il y a un évier et une glace est accrochée au-dessus, pour la toilette. C’est là que mon père se rase au coupe-chou. Il n’y a pas de salle de bains. Les W-C à la turque sont au fond de la cour. Ils sont sales et pleins d’araignées.