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Blecher, Max

Aventures dans l'irréalité immédiate

Considéré comme l'un des plus grands écrivains de l'avant-garde européenne, Max Blecher, né le 8 septembre 1909 à Botosani, disparaît prématurément le 31 mai 1938 à Roman. Figure remarquable et centrale de la littérature roumaine, il été traduit dans une dizaine de langues dont le français dès 1973 aux éditions Maurice Nadeau. Préface d'Ovid S. Crohmalniceanu. 172 p. 14 euros

Cette troisième réédition d'Aventures dans l'irréalité immédiate, dont la traduction de Mariana Sora avait obtenu le Prix Nocturne 2013, représente le premier tome des Oeuvres complètes de Max Blecher qui comprendont Coeurs cicatrisés (T.2) La Tanière éclairée (T.3) ainsi que Corps Transparent suivi de Correspondances et Textes inédits (T.4).  

Extrait

Lorsque je regarde longtemps un point fixe sur le mur, il m’arrive parfois de ne plus savoir qui je suis, ni où je me trouve. Alors je ressens l’absence de mon identité, comme si j’étais devenu pour un instant une personne tout à fait étrangère. Ce personnage abstrait et ma personne réelle se disputent ma conviction avec des forces égales. 

Dès l’instant suivant, mon identité me rejoint, comme dans ces vues stéréoscopiques où les deux images restent séparées par suite d’une erreur de l’opérateur et ne se superposent que lorsqu’il les met au point, pour donner tout à coup l’illusion du relief. Alors la chambre me semble d’une fraîcheur qu’elle n’avait pas auparavant. Elle revient à sa consistance antérieure, et les objets qui s’y trouvent se remettent à leur place, de même que dans un verre d’eau une petite motte de terre écrasée se dépose en couches d’éléments différents, bien définis et de diverses couleurs. Les éléments de la chambre se stratifient dans leurs propres contours et selon le coloris du vieux souvenir que j’en avais. 

Le sentiment d’éloignement et de solitude éprouvé aux moments où ma personne quotidienne s’est dissipée dans l’inconsistance diffère de tout autre. Lorsqu’il dure longtemps, il se mue en peur, en angoisse de ne plus jamais pouvoir me retrouver. Quelque part au loin, il reste de moi une silhouette incertaine, entourée d’un large halo lumineux, comme un objet perdu dans le brouillard.

La terrible question « qui suis-je au vrai ? » devient alors vivante en moi comme un corps totalement étranger, poussé en moi-même, avec une peau et des organes qui me sont complètement inconnus. La solution de ce problème exige une lucidité plus profonde et plus essentielle que celle du cerveau. Tout ce qui dans mon corps est en état de s’agiter, s’agite, se débat et se soulève plus fort et d’une manière plus élémentaire que dans la vie quotidienne. Tout implore une réponse.

Plusieurs fois de suite, je retrouve la chambre telle que je la connais, comme si je fermais et ouvrais les yeux ; chaque fois, la chambre est plus nette, de même qu’un paysage vu à travers une longue-vue apparaît de mieux en mieux mis au point, à mesure que, réglant la distance, nous perçons les voiles des images interposés.

Sur le tard, je me reconnais moi-même et je retrouve la chambre. C’est une sensation de légère ivresse. La chambre est faite d’une matière extraordinairement condensée ; quant à moi, je suis implacablement ramené à la surface des choses : plus le creux de la vague d’incertitude a été profond, plus sa crête est haute ; jamais, dans aucune autre circonstance, il ne m’apparaît plus clairement que chaque chose doit occuper la place qu’elle occupe et que je dois être celui que je suis. 

Alors les tourments de ma confusion cessent de porter un nom ; il ne m’en reste qu’un simple regret de n’avoir rien trouvé dans son tréfonds, et la seule chose qui m’étonne c’est qu’une absence totale de signification ait pu me sembler aussi profondément liée à ma substance intime. Maintenant que je me suis retrouvé et que je cherche à m’expliquer ma sensation, elle me paraît tout à fait impersonnelle : une simple exagération de mon identité, accrue comme un cancer nourri de sa propre substance. Un bras de la méduse qui s’est étendu outre mesure et a tâtonné, exaspéré, dans les flots avant de se retirer enfin sous l’ombrelle gélatineuse. En quelques instants d’inquiétude, j’ai parcouru ainsi toutes les certitudes et incertitudes de mon existence, pour revenir définitivement et douloureusement à ma solitude. 

Après, ma solitude est plus pure et plus pathétique que d’habitude. Le sentiment de l’éloignement du monde devient plus net, plus intime : une mélancolie limpide et suave, comme un rêve dont on se souvient au fond de la nuit.

Elle seule me rappelle encore un peu le mystère et le charme triste des « crises » de mon enfance. 

Ce n’est que dans cette disparition subite de mon identité que je retrouve mes chutes dans les espaces maudits d’autrefois, et seuls les instants de lucidité qui suivent de près mon retour à la surface me font apparaître le monde plongé dans cette atmosphère insolite d’inutilité et de désuétude qui m’entourait lorsque mes transes hallucinatoires finissaient par me terrasser.

 

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Préface d'Ovid Crohmalniceanu pour la première édition en français d' "Aventures dans l'irréalité immédiate" (1972)

 

Le monde a pris connaissance de toute une famille secrète d'écrivains par la révélation posthume du génie de l'un d'entre eux. Grâce à Franz Kafka, une littérature sans retentissement à l'époque où elle fut élaborée pénètre de nos jours, chargée de significations troublantes, dans la conscience publique. Le Polonais Bruno Schulz, obscur professeur de dessin dans une pauvre bourgade, tombé sous les balles des S.S., et le Suisse Robert Walser, totalement oublié après la publication de ses romans, nous semblent aujourd'hui des frères spirituels de Kafka. Pour eux comme pour lui, écrire n'était pas faire de l'art, c'était une expérience existentielle douloureuse. Comme lui, ainsi que l'observe finement François Bondy*, ils se sentaient poussés vers un "réalisme fantastique" qui consistait à construire des univers terrifiants à l'aide des succédanés dont la civilisation industrielle moderne inonde l'espace de la vie quotidienne.

Il est hors de doute que Blecher appartient à cette famille d'écrivains dont le destin fut de sentir en eux, jusqu'au paroxysme, la conscience malade de l'époque, et de vivre dans un perpétuel "cauchemar climatisé". Tout d'abord, Blecher partage leur tragique expérience. Vers la fin de sa brève vie (il est mort en 1938, à l'âge de vingt?neuf ans) il ne lui restait pas une seule parcelle de corps qui ne fût soumise à la torture. Sa figure émaciée, telle que nous la restitue son portrait, semble taillée dans l'ivoire par la souffrance. Sous un front dont le relief est accentué par le creux des tempes, deux yeux un peu vitreux, "dilatés par de longues insomnies", comme dit Mihail Sebastian **, semblent examiner le monde avec une attention crispée, précautionneuse, désespérée.

Les deux jambes tordues et ankylosées, la colonne vertébrale rongée par la tuberculose, son corps entier est devenu une mine où s'entrecroisent les galeries creusées par les abcès et les fistules. La majeure partie de sa vie, il la passa comme prisonnier d'un bloc de plâtre. Et pourtant il trouva la force d'écrire. Ses trois livres : Aventures dans l'irréalité immédiate (1936) Cœurs cicatrisés (1937) et La tanière éclairée (posthume) constituent un témoignage d'une effarante lucidité sur cette existence.

C'est surtout par sa faculté de s'installer dans le malheur, de l'accepter comme une donnée de la vie courante, que Blecher s'apparente structurellement à Kafka, à Bruno Schulz et à Robert Walser. Avant sa maladie déjà, il enregistre une sorte d'agressivité systématique de l'univers à son égard. Il y a pour lui des terrains vagues et des espaces clos qui le mettent dans un état de pâmoison voluptueuse, annoncé par une griserie olfactive. Les choses quittent leur neutralité, l'assaillent en le fascinant et en le terrorisant. Pour pouvoir palper pendant quelques instants un bout de soie noire, moisie, qu'un camarade d'école garde dans une boîte, il donne son argent, ses timbres?poste. Chez son grand?père, il reste pendant des heures, seul, dans le grenier plein de vieilleries, à contempler l'immense cornet d'un phonographe ou des estampes délavées. Les plis et les creux des draps l'inquiètent, et il tâche de se défendre contre leur menace au moyen d'une lampe de poche cachée sous la couverture. Cette agressivité de l'espace et des choses, nous la retrouverons dans d'innombrables notations anxieuses. Certains lieux ont une malignité propre. Lorsque les choses réussissent à le prendre au piège qu'elles lui ont tendu, elles perdent brusquement leur sens et sont saisies d'une véritable frénésie de liberté, de sorte qu'elles deviennent totalement indépendantes l'une de l'autre. Par des défis ou de l'adulation, l'écrivain essaie d'exorciser les forces maléfiques qui l'entourent. Quand il sort de sa maison, il prend soin de revenir sur ses pas, pour ne pas décrire en marchant un cercle qui enferme des maisons et des arbres. Il se complaît dans une atmosphère artificielle, hante les foires, passe son temps dans les musées de figures de cire et dans les cinémas où la vie se déroule, irréelle, sur la toile, sans l'inclure.

L'originalité de sa confession, le trouble profond qu'elle transmet, proviennent du fait que l'auteur est installé dans le malheur. C'est avec une résignation douloureuse que Blecher accepte les conditions tragiques de son existence, et l'irréalité devient pratiquement son ambiance quotidienne, son monde immédiat. Il déclare à son ami, l'écrivain Geo Bogza, qui pendant des années se dévoua pour lui : "Ce n'est pas grand?chose que de souffrir." Et cela, il l'affirme après des années d'immobilité sur un lit de sanatorium, alors que son calvaire approche de sa fin. "Depuis des milliers d'années, ajoute Blecher, les hommes se complaisent dans la souffrance ; ils sont compatissants et se plaignent les uns les autres. Je voudrais pouvoir détruire leurs illusions à cet égard. Qu'ils ne croient plus qu'en souffrant ils deviennent Dieu sait quoi." Ce renversement du jugement sur la souffrance nous laisse entrevoir son sentiment sur l'imprécision et l'instabilité des frontières entre la vie et le non?être. Il imagine parfois une réalité où tout ce qui est creux deviendrait plein, et inversement. "Dans un tel monde, écrit Blecher, les hommes ne seraient plus des excroissances multicolores et charnues, pleines d'organes compliqués et putrescibles, mais des vides purs, flottant comme des bulles d'air dans l'eau, parmi la matière chaude et molle d'un univers plein." "Ce sentiment intime et déchirant, dit?il, je l'avais éprouvé souvent au cours de mon adolescence, quand, dans mes vagabondages sans fin, je me trouvais soudain au milieu d'un isolement terrible…" C'est en obéissant à une impulsion proche de ce sentiment qu'il poursuit jusque chez elle une femme inconnue ; et lorsqu'elle disparaît dans sa maison, il reste dans le jardin, à genoux, la main sur le cœur, immobile comme une statue, jusqu'au soir. Une autre fois, il s'enfonce dans la boue, pour se sentir devenir pareil à la substance molle et collante. De ces actes insolites et choquants se dégage le sentiment d'une insécurité morale ? d'autant plus qu'une sombre résolution les anime. Les données de l'univers chancellent, un souffle d'absurdité et de désespoir brouille les contours des êtres et des choses…

Si Blecher parvient à nous entraîner dans cette "irréalité immédiate", c'est que son art de la description du banal est si minutieux qu'il gagne une transparence déroutante ? et cela grâce à une observation concentrée, insistante, pénétrante. Cette transparence n'est?elle pas celle du réalisme fantastique de l'univers kafkaïen ? Chez Blecher, comme d'ailleurs chez Bruno Schulz, nous découvrons une préférence pour les choses dévalorisées ou communes dont se compose un monde d'étrangeté et d'aliénation : fleurs en papier, statuettes vulgaires en plâtre, images vendues dans les foires, bagues de bohémiens, gramophones détériorés, crachoirs de fer?blanc, couronnes mortuaires. "Les falbalas dont s'affublent les femmes, ainsi que les objets à bon marché chargés d'ornements, ont toujours eu pour moi un attrait singulier… Tout ce qui est imitation m'impressionne", écrit Blecher, sous le charme des figures de cire des foires. (Bruno Schulz, lui, a composé un Traité des mannequins.) Sur les contrefaçons d'êtres vivants, Blecher braque une lumière intense, qui les isole et dévoile leur inquiétante nature secrète. "Les personnages de cire étaient pour moi les seules choses au monde qui fussent authentiques ; eux seuls falsifiaient la vie avec ostentation ; par leur immobilité étrange et artificielle, ils appartenaient au monde réel."

Les grottes, les sombres excavations, les creux humides et noirs où sont logés les viscères, exercent sur Blecher une attraction mêlée d'horreur, qui éveille aussi son instinct érotique. À son insu, ses démarches trahissent une paralysante peur du monde et le secret désir d'un retour à l'état prénatal. Associée à son destin atroce, sa confession ultra?lucide gagne une force bouleversante, et elle nous hante par le pressentiment de son destin.

Dans Cœurs cicatrisés, le drame, une fois déclenché, se situe dans le domaine de la réalité objective. Emmanuel apprend qu'il est atteint du mal de Pott ; à Berck, emprisonnés dans des corsets de plâtre, les malades ne se déplacent que dans des chariots. Comme dans La montagne magique de Thomas Mann, c'est l'existence en marge de la vie qui est reconstituée dans ce roman. La misère physiologique et morale de ces infirmes est notée par un esprit toujours en éveil, que n'intimide aucune sorte de pudeur. Ce livre est loin d'avoir les dimensions spirituelles de La montagne magique ; ce n'est qu'une sorte de journal clinique, écrit à la troisième personne, vivant de l'authenticité d'une expérience enregistrée avec une épouvantable sincérité.

Le fait d'avoir une vertèbre pourrie, une poche de pus dans la hanche, de réapprendre tous les actes vitaux, immobilisé dans un corset de plâtre sous lequel la peau se couvre d'une crasse immonde et humiliante, cela change radicalement les rapports entre l'individu et l'univers. Les étapes de l'adaptation à une existence condamnée sont notées ici avec une cruauté et une totale absence d'égards, par un analyste intériorisé et désabusé.

"Le drame, disait Mihail Sebastian, se passe loin de la table d'opération, au?delà de ce qu'on appelle le lit de souffrance : il consiste dans la torture morale de la solitude, et dans le spectacle aride de la vie contemplé par quelqu'un qui n'en fait plus partie." Coeurs cicatrisés est un symbole de l'existence réduite au niveau des tissus "insensibles au froid, à la chaleur et à la douleur". C'est en qualité de spectateur hors du monde que l'auteur évolue parmi les hommes et les choses, et qu'il écrit son hallucinant journal.

 

Ovid Crohmalniceanu

 

 * Bruno Schulz, der Demiurg, Nachwort zur Gesamtausgabe : Die Zimilade und andere Erzählungen, Carl Hanser Verlag München, 1966

** Mihail Sebastian, "Max Blecher", in Viata Romaneasca, n° 7, 1938.

 

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