La Poupée russe
La Poupée russe est résolument roumaine, car il faut voir dans le titre, initialement en latin (Pupa russa), l’annonce d’une véritable typologie romanesque de la femme. Ce qui prévaut c’est le principe des poupées russes, invoqué en présence d’une relation de type « objet à l’intérieur d’un objet similaire », métaphore que d’aucuns rapprochent de celle de l’oignon et que l’auteur ne manque pas de relever lui-même.
En premier lieu, le roman retrace la vie de sa protagoniste Leontina Guran, femme fatale, sportive de haut niveau, depuis les années soixante, jusqu’à ses quarante ans lors de la Révolution roumaine de 1989. S’agit-il d’une courtisane communiste ? Est-elle un jouet entre des mains machistes ou plutôt, une femme libre qui tend naturellement à accomplir son destin ? Son parcours est intimement lié à celui de la Roumanie communiste dans un roman à la fois nouveau, érotique, social et historique, d’une âpre douceur.
Des « notes de l’auteur », constituent un témoignage direct de l’auteur sur ses intentions « textualistes » : dynamiter les procédés littéraires préexistants par l’usage de changements rapides de narrateurs ou de discours, de documents bruts, de manifestations d’oralité. Leontina Guran se rapproche d’Emma Bovary par l’identification que l’auteur laisse transparaître ainsi ouvertement.
Né en 1950 et décédé en 2007, Gheorghe Craciun est l’auteur de plusieurs romans et essais en Roumanie. La Poupée russe, publiée en Roumanie en 2004, puis rééditée en 2007, est sa dernière grande oeuvre, pour laquelle il obtint le prix de l’Union des écrivains roumains dans la catégorie prose en 2004 et le Premier Prix de prose de la revue Cuvântul la même année.
Gabrielle Danoux est la traductrice d'un grand nombre d'auteurs de langue roumaine classiques comme La Femme chocolat de Gib I. Mihaescu, Cœurs cicatrisés de Max Blecher, Le Collectionneur de sons d'Anton Holban et Au loin un jour / Fernab ein Tag d'Otto Alscher, Brocs en stock de Calin Torsan, ainsi que deux volumes de poésie de Ion Pillat, ou le bref texte 1871 de Valeriu Marcu.
Extrait
La Poupée russe est résolument roumaine, car il faut voir dans le titre, initialement en latin (Pupa russa), l’annonce d’une véritable typologie romanesque de la femme. Ce qui prévaut c’est le principe des poupées russes, invoqué en présence d’une relation de type « objet à l’intérieur d’un objet similaire », métaphore que d’aucuns rapprochent de celle de l’oignon et que l’auteur ne manque pas de relever lui-même.
En premier lieu, le roman retrace la vie de sa protagoniste Leontina Guran, femme fatale, sportive de haut niveau, depuis les années soixante, jusqu’à ses quarante ans lors de la Révolution roumaine de 1989. S’agit-il d’une courtisane communiste ? Est-elle un jouet entre des mains machistes ou plutôt, une femme libre qui tend naturellement à accomplir son destin ? Son parcours est intimement lié à celui de la Roumanie communiste dans un roman à la fois nouveau, érotique, social et historique, d’une âpre douceur.
Des « notes de l’auteur », constituent un témoignage direct de l’auteur sur ses intentions « textualistes » : dynamiter les procédés littéraires préexistants par l’usage de changements rapides de narrateurs ou de discours, de documents bruts, de manifestations d’oralité. Leontina Guran se rapproche d’Emma Bovary par l’identification que l’auteur laisse transparaître ainsi ouvertement.
Extrait 1 :
L’idée fulgurante que sa collègue l’attendait intentionnellement, vêtue d’un simple négligé très large, lui avait traversé l’esprit. En une seconde, toute son énergie s’était échappée par les talons et les mains, évaporée dans l’air chaud de la pièce, comme aspirée par un immense vortex. L’état limpide de défaillance. Et, répondant à l’invitation de Matilda, elle s’était laissée tomber dans son fauteuil, son sang avait quitté ses pieds et ses tempes glacés et humides. Sa chair découvrait une impulsion inversée, la révolte contre l’asservissement auquel la soumettait Brunhilde dans la toute petite chambre de l’internat et elle aurait voulu qu’elle fût, elle, enveloppée dans ce peignoir jaune citron aux pans gigantesques, et non Matilda la première de la classe, et elle aurait voulu que sa camarade apparût devant elle, habillée de son uniforme : le chemisier et la robe chasuble parfaitement repassés, et qu’elle, Leontina, l’enveloppât brusquement, comme dans un ventre, dans l’épaisseur moelleuse du tissu-éponge et la collât d’une seule étreinte contre ses cuisses et ses seins glacés...
Extrait 2 : Note de l’auteur
Je suis dans la cuisine et je pense à ce roman. Le soleil joue sur la table dans un verre d’eau. Ma peau s’étend dans l’indifférence, sur mes mains et sur mes jambes enveloppées elles aussi dans cette peau sentant l’homme. L’homme qui est en moi se tait, attend, il sent son sexe recroquevillé entre ses cuisses. Dans ses chaussons, dix doigts humides aux ongles épais. Le cœur bat normalement, l’adrénaline est en légère augmentation. Aujourd’hui, je ne me sens pas prêt à écrire, toute tentative est sapée par ma sensibilité trop virile. Je devrais essayer un exercice de rééducation. Et tout à coup, je découvre que je devrais imaginer quelque chose qui ne relève pas de ma nature ni de mon odeur d’homme ni de mes phéromones implacables et alors je me dis qu’il faudrait que je commence juste avec un cheveu, avec la sensation tiède d’un long cheveu collé à ta joue, qui entre dans ta bouche avec le morceau de pain car tu es en train de manger.
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LA CAUSE LITTÉRAIRE
Date : 22/09/2017 Heure : 13:50:13
www.lacauselitteraire.fr
Journaliste : Patryck Froissart
Quel destin que celui de Leontina, l’héroïne de ce roman fleuve !
Porteuse de tous les espoirs, de toutes les illusions, de tous les excès, de toutes les déviances du régime communiste, en particulier durant les trente-cinq années de pouvoir de Ceausescu, Leontina suit une trajectoire aléatoire, dont le sens lui échappe, dans une société marquée par l’arbitraire du népotisme et par la bureaucratie du parti, tatillonne, suspicieuse et pleine de menaces, dont le bras justicier est incarné par la tristement célèbre Securitate.
Belle, sportive de haut niveau, membre de l’équipe nationale de basket, après une éphémère velléité, lors d’un déplacement à l’étranger pour un tournoi international, de déserter, Leontina s’intègre avec succès dans la société kafkaïenne de l’ère Ceausescu et profite à corps perdu de la seule liberté totale qui lui est faite, celle d’une vie sexuelle sans attache, ponctuée de partenaires multiples, licence sexuelle censée représenter le revers révolutionnaire du mariage bourgeois mais vite devenue instrument d’ascension sociale aussi nécessaire que la délation.
Le titre du roman en appelle à la fois à la complexité du personnage et à celle de la Roumanie Socialiste qu’incarne pleinement Leontina. Leontina est foncièrement décomposable, comme son prénom, en Leon et Tina, deux dénominatifs, l’un masculin et l’autre féminin, dont la dualité entraîne des comportements et des tensions psychologiques, à la limite de la schizophrénie, ayant pour source une bisexualité parfois mal assumée.
Son nom est un mot cassé en deux, comme la nuit et le jour, comme l’ombre et la lumière… Tina sent que Leon est la partie de son corps et de son cerveau dont elle a peur… Leontina, par l’excellence du niveau sportif auquel elle parvient dès l’adolescence, est rapidement repérée par l’oligarchie roumaine pour qui les compétitions internationales sont un support privilégié de propagande à la gloire de « la bonne santé » du système.
Leontina, poussée en avant par le parti qui l’inscrit d’office dans « le lycée du dessus », est en retour fortement incitée à devenir une des animatrices rédactrices de la cellule locale des Jeunesses Socialistes. Plus tard, en conséquence de la faute qu’elle a commise pour avoir eu la fugitive envie de « passer à l’ouest », est forcée, sous peine de sanction pour cette trahison, de rédiger des « fiches » à transmettre régulièrement à la Securitate sur les habitudes, les propos, les comportements, les pensées de ses amis-amies, fréquentations, relations et, à l’occasion, de personnages plus importants qu’on lui demande de rencontrer, voire de séduire. Leontina espionne et Leontina est espionnée. Leontina sert un parti, une organisation et un Conducator constituant un système dont elle n’est pas idéologiquement une adepte enthousiaste. Leontina, dans la longue litanie de ses amants, est tantôt séductrice, tantôt séduite, tantôt manipulatrice, tantôt manipulée. Leontina suit une trajectoire aléatoire au hasard des montées en grâce et des tombées en disgrâce au sein d’une machine politique qui prend et jette les êtres comme des jouets. Ainsi Leontina apparaît-elle comme la poupée russe qu’annonce le titre.
Mais cette image de la poupée russe est, de façon macroscopique, également symbolique du monde au sein duquel s’agitent, à l’aveuglette, Leontina et les individus composant le microcosme qui entoure horizontalement et verticalement notre personnage. L’auteur démonte et montre cette organisation étroitement stratifiée en les multiples couches des réseaux de la dictature, depuis Leontina jusqu’au Conducator Ceausescu, suprême poupée enveloppante elle-même manipulée tour à tour, au moins durant la première partie de son règne, par le pouvoir russo-soviétique et, de manière contradictoire et subtile, par l’ennemi occidental…
Ainsi la poupée russe qu’est Leontina est elle-même allégorique de la poupée russe que constituent l’ensemble soviétique et ses satellites, y compris la Roumanie, quoique dissidente. L’auteur joue sur la pluralité des voix narratives, dont celle d’une narratrice non identifiée, non « matérialisée », et donc sur une large gamme de focalisations permettant de juxtaposer différentes visions critiques, toutes expressément négatives, des mécanismes de contrôle, de conditionnement et de propagande mis en oeuvre par le régime. Il interfère en outre directement dans la trajectoire narrative en y intercalant à intervalles réguliers des descriptions pamphlétaires d’une acerbité féroce et d’une ironie acide, présentées, avec une typographie d’articles de journaux, sur deux colonnes, et, de façon paradoxale, sous forme d’un discours poétique et parfois logorrhéique (à la manière emphatique des discours officiels) rompant les règles de ponctuation, ce qui procure un relief violent à leur contenu satirique.
En République Socialiste de Roumanie, les mots s’affolaient de bonheur […] Hystériques ils sortaient des dictionnaires et se préparaient pour le défilé […] Les mots frémissaient de bonheur dans l’air sulfureux des stades, dans la pissotière idéologique de la télévision […] Le mot PARTI entrait dans les églises dans les cinémas profanait les tombes et les aires de jeux pour les enfants déchirait les synapses de la mémoire collective se déposait comme du sable invisible sur les assiettes des soupes populaires…
À d’autres moments la narration est interrompue par des « Notes de l’auteur » s’inscrivant dans le temps de l’écriture, par lesquelles le romancier s’interroge et se répond à lui-même à propos de son roman et de l’acte d’écrire, ou s’auto-analyse sur l’état d’esprit qui est le sien au moment où il écrit ceci ou cela, ou raconte une anecdote illustrant l’atmosphère du pays, ou devient Pygmalion dans une relation équivoque avec son personnage Leontina…
Je suis dans la cuisine et je pense à ce roman… C’était pendant l’été et je me trouvais dans la gare d’une petite ville de Transylvanie, j’attendais le train… On était à l’automne de l’année 2000. Je m’étais établi à Bucarest où j’avais acheté une garçonnière… Leontina était un prénom que je détestais précisément pour pouvoir aimer l’être qui le portait… Leontina ressemble à toutes les femmes du monde, car elle est la femme avec qui tu veux coucher…
Dans le cours de l’histoire déjà riche de ces multiples voix, la narratrice se pose comme personnage intradiégétique par l’emploi régulier du Je ou du Nous, passe au Tu, intègre des pages de jeux de mots, insère des commentaires, opère des plongées en arrière dans l’enfance de son personnage, rapproche Leontina d’Emma Bovary, voit la société roumaine avec les yeux désenchantés de son héroïne, alentit le courant narratif sans qu’en souffre le rythme de la lecture.
Elle vivait et s’acclimatait. Elle était entrée dans leur politique de putes et se devait de devenir à son tour une pute…
La montée des échelons dans le cadre du Parti n’est cependant jamais définitive. Leontina connaîtra la disgrâce, avant que le régime lui-même, considéré comme inébranlable pour les siècles des siècles, ne s’effondre d’un coup comme un château de cartes… Mais, en vérité, quel destin que celui de Leontina, l’héroïne de ce roman fleuve !
À noter : l’insertion dans l’ouvrage de quelques dessins à la manière de Cocteau (représentant Leontina ?), oeuvres de la main même de l’écrivain.
BELVEDERE
N. 48 (8ème année mail) (2500 envois en Europe) Juillet-Août 2017 (http:/poesie.vivelascience.com/fichiers/belvedere/andrea.html)
Journal poétique et humoral en langue française italienne et sicilienne (envoyé par l’intermédiaire de La Déesse Astarté,
Association Loi 1901 av. J.C.) de l’écrivain Andrea Genovese, seul auteur de tous les textes publiés. Belvédère est un objet littéraire.
Gheorghe Cr?ciun
et sa poupée de chair et de sang
Comme Flaubert de sa madame Bovary, l’écrivain roumain Gheorghe Cr?ciun (1950-2007) peut dire c’est moi de Leontina Guran, la protagoniste de son roman La poupée russe. Prise au piège, come tous ses concitoyens, dans une Roumanie au communisme tragique et policinellesque, Leontina est une fille des champs devenue fille de la ville aux multiples expériences (s)existentielles. Campée sur son corps d’athlète, insatisfaite et nymphomane, elle traverse sa vie comme dans un demi-sommeil, de l’enfance exacerbée à la liberté effrénée du pensionnat universitaire, de l’équip(é)e sportive de basketteuse à l’enrôlement dans la jeunesse communiste, prête à toute aventure irréfléchie, consciente de la rhétorique officielle abstruse de la réalité et comme tout un chacun espionnée par la Securitate. La vie de Leontina est l’histoire de la Roumanie de l’après guerre, de son enfermement sous la main de fer d’un Conducator grossier qui tyrannise son peuple par l’intermédiaire de cadres du parti machos, souvent psychopathes, bourreaux et victimes d’une aliénation collective.
Leontina n’a pas l’esprit romantique, sa nymphomanie est dans l’ordre des choses, dans le vide et l’angoisse de tout un peuple, elle est la jeune fille pas si extraordinaire que çà souvent rencontrée dans les pays communistes à l’occasion d’échanges (touristiques) entre partis frères, mais jamais si vraie comme celle-ci émergeant de la matrioska d’un écrivain sans fard qui nous laisse admirés et mal à l’aise. Avant que Cr?ciun ne nous le révèle dans la dernière ligne du roman, je me demandais combien de mots il avait pu employer. Il est un dictionnaire à lui seul, et chaque mot d’une densité impayable. Son écriture (en soit remerciée la traductrice, Gabrielle Danoux), d’une maîtrise olympienne, flaubertienne si on veut, est d’une modernité étonnante, elle passe du réalisme au flux de conscience, de la note d’auteur au tu quasi miséricordieux pour ses personnages. Et ses flash back quasi cinématographiques à la recherche du temps perdu, ressuscitent l’innocence d’un monde balayé à jamais, celui des paysans roumains dont Marin Sorescu nous parlait (curieusement Cr?ciun cite avec un brin d’ironie ce poète pour peu de temps ministre de la culture de Roumanie après la Révolution disons la polichinellesque chute de Ceausescu). Comme Sorescu, Cr?ciun a vu son pays passer de la tyrannie communiste à notre fausse démocratie marchande et inégalitaire. Son livre est fascinant,