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Grard, Françoise

Printemps amers

Ce livre a remporté le Prix de l'autobiographie JEAN-JACQUES ROUSSEAU 2018.

Trois portraits de femme composent ce récit. Celui d’une grand-mère, Marthe, aimante mais brisée, une mère, Geneviève, absente mais irresponsable, une belle-mère, Janine égoïste et despotique face à la fratrie de trois jeunes soeurs. Exister, grandir, s’émanciper est un parcours d’obstacles que la narratrice conte admirablement. 

Nous sommes tous formés des êtres fondamentaux qui ont porté leur ombre sur le matin de notre vie. Nous sommes tous tissés de leurs voix, de leurs regards, et nous portons dans notre chair et pour toujours la marque indélébile de leur influence et de leurs bons ou mauvais traitements.

À travers ces trois portraits, « La maison de Marthe » qui se déroule dans le midi de la France, « L’Étrangeté de Geneviève » à Paris dans un milieu ultra-conservateur, « L’Énigme Janine » à l’étranger en suivant de poste en poste l’itinéraire d’un père diplomate, l’auteure évoque ici les fantômes qui la constituent en partie pour le meilleur et pour le pire.

Françoise Grard, née en 1957, est professeur agrégée de Lettres au lycée Michelet à Vanves. Elle habite Paris dans le 15e arrondissement.

Après une enfance voyageuse, elle exerce son métier en région parisienne avant de publier depuis 1998 une trentaine d’ouvrages en littérature jeunesse, principalement chez Actes Sud Junior.

Écrire obstinément sur le thème de l’enfance l’a amenée à se pencher sur la sienne. Trois femmes de ma vie est son premier texte en littérature générale ; elle y évoque trois personnages fondamentaux de son passé sur fond de temps troublés et de pays lointains.

Extrait

Extrait 1 : Marthe, la grand-mère

Dans mon maigre bagage d’archives familiales, parmi quelques autres photos floues, photos de groupe, photos où elle est perdue au milieu d’inconnus, seule une image nous rassemble, Marthe et moi. 

C’est un petit cliché en noir et blanc aux bords dentelés et mangés par le temps. Nous sommes elle et moi de profil et nous nous regardons dans les yeux. Face à face dans un jardin, elle penche vers moi son fin visage pensif. Sous son chapeau de feutre, son regard est grave, rayonnant de cette tendresse un peu sévère, toujours retenue, dont elle comblait ses trois petites filles. 

Ses emportements, ses jugements sans appel, ses critiques qui pouvaient tomber comme la grêle dure d’un orage imprévu, n’ont jamais altéré un amour qui reste et restera ce que j’ai connu de meilleur. 

Coiffée de son œuvre, un bonnet de laine tricoté, j’ai la tête levée vers elle. Et moi aussi, je suis grave, je suis tout entière tournée vers elle, tout mon être appelle et vérifie sa protection, son autorité, son dévouement. Des deux mains, je suis cramponnée aux pans de son manteau. Dans le naufrage de mon enfance, elle est le salut, le havre vers lequel mon sauvage instinct de conservation me ramène et me fixe aussi longtemps que les caprices des circonstances me l’autorisent.

 

Extrait 2 : Geneviève, la mère

Ma petite fille, quand j’ouvre un tiroir, je n’ai pas la force de le refermer. 

C’est le mot de Geneviève, c’est le mot de ma mère. 

Sa fatigue chronique, sa faiblesse congénitale forment, à ses propres yeux, le prix inestimable de sa personne. Ma mère est une chose fragile, que son contraire dégoûte : l’appétit, la bonne santé, la robustesse, elle les stigmatise d’un pli dédaigneux de ses lèvres minces, elle les raille d’un mot ironique. Sa femme de ménage est vigoureuse, bien plantée sur ses fortes jambes, elle la baptise Fragile-gracieuse et savoure son bon mot. Pour elle, l’épuisement est une marque de distinction ; la maladie, l’expression d’une inaptitude à vivre, celle d’une élite réfractaire aux satisfactions vulgaires. 

Elle méprise la nourriture et se vantera de ne pas savoir se servir d’une casserole. Tant pis pour ceux qui dépendent d’elle pour se nourrir, ils le lui pardonneront. 

Ils le lui pardonneront parce qu’elle est charmante dans son idéalisme. Les mots de «?diaphane?», « irréel », « imperceptible?» sont ses préférés. C’est une femme de lettres, une mélomane, le sublime est son domaine, et les sphères de perfection où elle navigue en solitaire l’ont détachée de toutes les basses réalités. 

 

Extrait 3 : Janine, la belle-mère

C’était un dimanche 30 avril, à 8 heures du matin. Réveillée par la nouvelle, hagarde, la tête vide, hormis le glas qui battait entre mes tempes, je suis arrivée en vingt minutes à la porte de la rue de Martignac. 

Elle m’a ouvert immédiatement comme si elle avait guetté mon arrivée. Dans son tailleur corail et son foulard Hermès noué sur sa poitrine, ses premiers mots furent :

—  Ton père a fait un testament entièrement en ma faveur. 

Ce père était mort quelques heures avant et son corps recroquevillé sur le côté comme celui du dormeur qu’il était juste avant l’arrêt de son cœur, reposait maintenant dans son pyjama bleu dans la chambre conjugale, au fond du couloir. Déjà raidi dans l’angle que formaient ses bras avec ses épaules, ses jambes avec ses hanches, incrusté sur le drap comme l’Égyptien sur son bas-relief. 

C’est à l’aube seulement qu’elle l’avait découvert puisqu’elle dormait sur le canapé du salon depuis qu’il était malade. Dans le jour qui se levait lentement sous la pluie, et dans le grand silence de la mort, elle avait attendu l’heure protocolaire pour avertir les filles de son époux que leur père n’était plus et que, contre toute attente, c’était elle qui lui survivrait. 

L’irréversible s’était accompli, ce moment redouté et désiré à la fois depuis quelques semaines, ce moment, elle l’avait tout à elle : le passage.

En savoir plus...

Lu dans Lire au lit, le blog littéraire de Marie-Laure

http://lireaulit.blogspot.fr/

dimanche 25 mars 2018

Printemps amers de Françoise Grard

Éditions Maurice Nadeau
????? (J'ai adoré)

Je vous préviens tout de suite, je vais faire tout ce qui est en mon pouvoir pour vous persuader de découvrir ce roman de Françoise Grard, texte que j'ai trouvé admirable à la fois par son écriture (ah, si tous les écrivains dont on entend parler tous les jours dans les médias avaient une prose aussi subtile et délectable !) et par les magnifiques portraits de femmes qu'elle fait de sa grand-mère Marthe, de sa mère Geneviève et de sa belle-mère Janine.
Un texte donc certainement très autobiographique, qui retrace la période de l'enfance jusqu'à l'âge adulte d'un être qui a cherché tant bien que mal à se construire en s'identifiant aux femmes qui l'entouraient, en tentant de se faire aimer d'elles ou en finissant par renoncer tellement elle se sentait écartée, voire abandonnée.
Difficile pour l'auteur donc de trouver des repères dans cette enfance assez tourmentée : la mère, Geneviève, divorcée, n'assume pas son rôle de mère : « - Quand vous pleuriez, raconte-t-elle, je vous installais dans la pièce la plus éloignée de ma chambre. » Tout est dit. J'en frémis, moi qui ai eu tant de mal à laisser mes enfants dormir seuls dans leur chambre... Elle peut confier ses trois filles à Marthe, la grand-mère, et revenir les chercher... un an après. Elle s'autorise même à les laisser vivre seules (à 8, 10 et 14 ans) dans l'appartement parisien tandis qu'elle part en Italie chez une amie pour quelques semaines… (Ne serait-ce pas considéré aujourd'hui comme un cas de maltraitance et puni par la loi?) Elle oublie parfois d'aller les chercher à l'école, de préparer les repas, de ranger la maison. Les filles s'en chargent, gagnent assez tôt une autonomie forcée, se réfugient dans leurs jeux ou leurs livres. « Pour ma mère, les enfants parfaits sont donc les enfants morts. Et je rêve souvent de lui procurer ce bonheur. » Les mots sont crus et reflètent toute la violence subie par celle qui fait tout pour plaire à sa génitrice « … si Geneviève s'émerveille de se retrouver en moi, c'est qu'elle ignore l'imposture que je m'impose pour la satisfaire. La question, « qu'est-ce qu'on attend de moi », en se posant à chaque instant, m'impose une vigilance épuisante. » Pas vraiment d'attention ou de gestes tendres de la part de celle dont on attend tout. Geneviève est accaparée par un seul être : elle-même.
Qui est Geneviève au fond, qui est cette femme étrange, touchée par une forme d'originalité à moins que ce ne soit de la folie, de quelle espèce d'enfance sort-elle, elle-même, où va-t-elle quand elle rentre si tard le soir tandis que les petites l'attendent sur le palier depuis des heures, comment en vient-on à abandonner comme elle le fait les êtres auxquels normalement on tient le plus au monde ? Mystère…
En tout cas, heureusement, Marthe est là, dans sa maison d'Albi, rue de Ciron « oasis de liberté et d'amour ». Toujours prête à récupérer les petites « comme des chatons perdus attrapés par la peau du cou et jetés dans un carton », les filles d'un fils diplomate, qui court le monde et qu'elle ne voit jamais. C'est un bonheur de vivre rue Ciron, dans cette maison pleine de recoins mystérieux, source de vives sensations, et dans ce jardin aux frontières mal définies tant la végétation est dense.
Il y a du Sido dans Marthe, du « où sont les enfants ? » dans les appels qu'elle lance pour signaler l'heure du goûter aux filles cachées dans les arbres...
Marthe est là, qui soigne et qui protège, qui aime et qui surveille, qui peut être dure parfois avec les gens et les animaux. Une femme dans la vie de laquelle les hommes furent de grands absents: « la cohorte des M, Marcel, l'époux, Michel le fils, Maurice le frère, formait un front d'ombre menaçant dont les torts, voire les crimes, restés innommés m'intriguaient.» Marthe qui garde au fond d'elle ses secrets et ses souffrances.
« De ce parfait amour, tu ne m'as pas seulement laissé le souvenir consolateur, mais aussi le modèle. » avoue la narratrice dès l'introduction.
Il y aura enfin Janine, la seconde épouse du père, la belle-mère. Belle femme, élégante, pas plus intéressée que ça par les trois filles dont elle a parfois la garde, pour ne pas dire embarrassée... Janine est moderne : elle aime le sport, fait de la moto, conduit. « De loin, je la contemple, de près je la redoute.» Elle force l'admiration mais elle fait peur. La narratrice partage la vie de son père lors de séjours de vacances : Budapest, Lisbonne, Hanoï. Elle les observe, son père et sa belle-mère, plus qu'elle ne les rencontre vraiment, et l'on sent toujours une distance entre elle et eux. Qui est Janine ? Encore un autre mystère.
« Ainsi j'ai connu la bonté avec Marthe, la folie ordinaire avec Geneviève, la méchanceté avec Janine. La bonté m'a sauvée, la folie m'a aguerrie, la méchanceté m'a pétrifiée.»
Trois portraits de femmes que l'auteur a aimées ou haïes, qui ont servi de modèles ou de repoussoirs et qui, dans tous les cas, lui ont permis de se construire. Des femmes qui, quels qu'aient été leur vie et leur rapport à la narratrice, sont restées, toutes, des mystères dont les racines se cachent du côté de l'enfance dans laquelle on aurait pu trouver, sans doute, l'origine de ce qu'elles sont devenues.
Je n'oublierai jamais Printemps amers, je n'oublierai jamais l'évocation de ces femmes que ces portraits rendent si vivantes : je me suis attachée à Marthe qui m'a rappelé ma grand-mère, j'ai eu bien du mal à comprendre Geneviève et à percer son mystère, souvent, je l'ai plainte, d'ailleurs, car j'ai eu le sentiment que le poids de son enfance l'empêchait d'être heureuse et d'aimer à son tour. J'ai admiré Janine, comme on contemple un portrait de Coco Chanel sur un magazine aux pages glacées.
Sous la plume si délicate et si sensible de Françoise Grard, ces femmes sont incarnées. Elles fascinent ou rebutent, attirent ou choquent mais elles existent, se débattent à leur façon dans un monde qui n'a pas été toujours tendre pour elles.
Je ne cherche surtout pas à les juger, seulement à tenter de les comprendre, même si, parfois, c'est difficile.
Et puis, il y a cette voix, celle de l'auteur, si tendre, si dure parfois, sachant aussi manier l'humour et l'ironie, cette voix qui exprime avec mille nuances et des analyses si justes et si intelligentes toutes les souffrances, mais aussi les immenses bonheurs d'une enfance assez particulière dont il a fallu sortir pour devenir adulte et parent à son tour.
Pas facile de se construire...
Un roman admirable, tant sur le plan de l'écriture ciselée et savoureuse que de l'évocation vive et intense de personnages impossibles à oublier... Une voix que j'espère pouvoir retrouver dans un prochain texte tellement elle m'a émue.
 
A découvrir absolument !
 

"Printemps amers" de Françoise Grard (ed. Maurice Nadeau) lauréate du Prix de l'autobiographie Jean-Jacques Rousseau 2018

Le Jury du Prix Jean-Jacques Rousseau de l’autobiographie représente une synthèse du monde littéraire sur ses différentes facettes de création, d’édition, de critique, et de conseil, ainsi que du monde éducatif :

André Mir, fondateur du prix, président de l’association, professeur d’anglais.
Romain Estorc, cofondateur du prix, secrétaire de l’association, normalien, professeur de lettres et musicologue.
Alain Beuve-Méry, journaliste au Monde.
Peter Mc Phee, historien de la révolution française, professeur à l’Université de Melbourne.
Isabelle Solal, éditrice (Hugo & Cie).
Agathe Colombier Hochberg, écrivain.
Pierre-Théo Gégauff, professeur d’histoire.
Ysabelle Lacamp, écrivain.
Pascal Le Vigoureux, directeur de société
Carine Sébastien, agrégée de lettres

Les précédents Lauréats du Prix Jean-Jacques Rousseau :

En 2014 Dominique Noguez pour "Une année qui commence bien" (éditions Flammarion)
En 2015 Marceline Loridan-Ivens pour "Et tu n'es pas revenu" (éditions Grasset)
En 2016 Jean D'Ormesson pour "Je dirai malgré tout que cette vie fut belle" (éditions Gallimard)
En 2017 Frédéric Mitterrand pour "Mes regrets sont des remords" (éditions Robert Laffont)

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