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Joubert, Alain - Sauvageot, Pierre André

Le cinéma des surréalistes

Buñuel, Ferreri, Fields, Forman, Greenaway, Hitchcok, Jarmusch, Kubrick, Polanski, Prévert, Renoir, Sternberg, pour ne citer que ceux-là... S’il n’y a pas à proprement parler de cinéma surréaliste, ces réalisateurs ont reflèté cependant l’état d’esprit des surréalistes. Alain Joubert a choisi de présenter dans cet ouvrage cent soixante-deux films des années vingt du siècle dernier à 2015,— célèbres ou moins connus — où percent le désir de révolutionner l’entendement humain. 320 PAGES RELIÉ - ISBN  9782862312729

Les 29 photocollages en noir et blanc de Pierre-André Sauvageot interprètent en les illustrant, les thèmes de la révolte, la subversion, l’amour fou, la passion, le merveilleux, l’onirisme, la force du mythe, l’exaltation d’un sacré non religieux, éros et thanatos, l’humour noir ou le non-sens, tout ce sur quoi se fondent les forces psychiques (automatisme, rêve, inconscient libérées du contrôle de la raison et en lutte contre les valeurs reçues.

Alain Joubert rejoint André Breton et le Groupe Surréaliste dès 1955 ; il participe dès lors à toutes les activités de ce groupe, jusqu’à son auto-dissolution décidée en 1969 à son initiative. Il est l’auteur d’une quinzaine d’ouvrages, nouvelles, poèmes, essais, chroniques, dont Le Mouvement des surréalistes ou le fin mot de l’histoire (2001), Une Goutte d’éternité (2007) et La Clé est sur la porte–pour le Grand Surréalisme (2016) chez Maurice Nadeau.

Pierre-André Sauvageot, photographe, réalisateur de films documentaires, travaille parallèlement dans le domaine du film d’animation et des effets spéciaux. Depuis une dizaine d’années, il se consacre à la réalisation de photocollages et de films en collages animés. Les illustrations de cet ouvrage sont des composites regroupant en une même image des personnages provenant de plusieurs films. Son travail est visible sur le site www.pasauvageot.fr.

Extrait

Préface de Michel Ciment

En 1928, Louis Aragon et André Breton écrivaient « c’est dans Les Mystères de New York, c’est dans Les Vampires qu’il faudra chercher la grande réalité de ce siècle ». Le surréalisme, le plus important mouvement artistique du XXe siècle, a su donner très tôt une place de choix au cinéma comme à bien d’autres activités créatrices considérées comme mineures. Car si, phénomène assez unique, nombre d’écrivains français, Delluc, Cocteau, Guitry, Pagnol, Malraux, Giono, Anouilh ou plus récemment Duras, Robbe-Grillet et bien d’autres sont passés derrière la caméra, le 7e art n’a jamais été une préoccupation majeure pour les écrivains d’antan comme en témoignent les correspondances, journaux intimes et autre mémoires.

À juste titre, Alain Joubert souligne qu’il n’y a pas eu à proprement parler de cinéma surréaliste hormis la plus grande partie de l’œuvre de Buñuel et quelques rares exceptions mais une rencontre s’est faite entre certaines grandes options surréalistes et des films qui s’en sont fait l’écho, fut-il involontaire. Personne n’était mieux qualifié que lui pour écrire ce remarquable ouvrage. Membre du groupe surréaliste à l’âge de 19 ans, dès 1955 jusqu’à sa dissolution en 1969, cinéphile actif à la recherche de films hors des sentiers battus, il était particulièrement à même d’éclairer les convergences entre les œuvres et les grands thèmes du mouvement, de la révolte au merveilleux, de l’humour noir à l’onirisme, de l’inconscient au mythe. Ainsi, plus de 160 films sont évoqués, analysés, ressentis profondément autour de douze grandes préoccupations des surréalistes.

Dès 1963, le jeune Alain Joubert impose son regard sur le cinéma en écrivant sur Les Abysses de Nico Papatakis dans le numéro 5 de la revue surréaliste La Brèche sous le titre Le Fer dans la plaie. Très controversé le film s’était vu refuser la sélection cannoise qu’imposa ensuite le ministre de la Culture André Malraux après la publication de cinq textes parus dans le Monde et signés par Genet, Prévert, Sartre, Simone de Beauvoir et André Breton. Pour ce dernier « sous leurs affreux tabliers, Francine et Colette Bergé sont belles comme la foudre. Les Abysses, en vertu de La Table d’émeraude est une des cimes de l’art cinématographique et, à mes yeux, de tout l’art d’aujourd’hui ». Il fera scandale sur la Croisette. L’année suivante, c’est dans Positif (Le Sang à la tête) qu’il rend compte d’Un Roi sans divertissement de François Leterrier, film passé quasiment inaperçu et qu’il était allé voir non sans réticence n’étant ni un amateur de Giono ni de Bresson dont le réalisateur avait été le modèle pour Un condamné à mort s’est échappé. Faisant fi de ses préjugés il chanta avec une belle indépendance d’esprit les mérites de ce superbe premier film « un des prototypes sans postérité imaginable de ce que nous attendons du cinéma ».

C’est dans une autre revue surréaliste L’Archibras (n° 3, mars 1968) qu’il défendit Les Petites marguerites de Vera Chytilova une des perles du nouveau cinéma tchèque qui annonçait Mai 68 par son exaltation de la révolte, « Courrez respirer le parfum des Petites marguerites, c’est depuis L’Âge d’or et les Marx Brothers le plus tonique qui soit ». C’est avec une belle fidélité envers lui-même qu’il inclura, trente-quatre ans plus tard, deux de ces films dans sa liste de ses dix films préférés qu’il donne à Positif pour fêter le numéro 500 de la revue en octobre 2002. À côté des Abysses et d’Un Roi sans divertissement, on y trouve L’Ange exterminateur, En Quatrième vitesse, Une Étoile est née, Lola Montes, Mr. Arkadine, Mobby Dick, La Nuit du chasseur et L’Ultime razzia que l’on verra exaltés dans ces pages. Alain Joubert reconnaît sa dette envers Ado Kyrou et son maître-livre Le Surréalisme au cinéma paru en 1953. Son propre ouvrage le prolonge et s’enrichit d’une réflexion approfondie sur les valeurs du surréalisme.

Il témoigne aussi d’une curiosité pour des œuvres plus récentes qui élargissent le canon classique. On y rencontre aussi bien Je T’aime, je t’aime, Les Poings dans les poches, The Knack, Au Feu les pompiers et Cutter’s way, que La Grande bouffe, Brewster McCloud, Cul de sac, Dodes‘Kaden ou Sacré Graal. Si à leur retour en France en 1945, les anciens du mouvement surréaliste semblèrent se détacher du cinéma, il appartenait aux nouveaux membres, Ado Kyrou en tête, mais aussi Robert Benayoun, Gérard Legrand, George Goldfayn, Petr Král et Alain Joubert d’insuffler une nouvelle passion pour les images animées. Ce n’était pas le cas chez les artistes et les intellectuels dans les années cinquante ou soixante. Depuis, les philosophes, de Deleuze à Rancière, de Badiou à Rosset ont théorisé sur le 7e art, les metteurs en scène de théâtre ont porté sur les planches La Règle du jeu ou Les Damnés, les écrivains, plus nombreux chaque année, se sont emparés des films pour en faire les enjeux de leurs romans. Les jeunes membres du groupe en écrivant activement sur le cinéma renouaient avec les années vingt, où à la suite d’Apollinaire ce précurseur, Artaud, Desnos, Aragon, Soupault, Leiris, s’émerveillaient de leur découverte d’un art nouveau. Leur fréquentation des salles obscures (ce sera le Royal Monceau pour le jeune Joubert) suit le mot d’ordre de Breton « c’est là que se célèbre le seul mystère absolument moderne ».

Alain Joubert se refuse également à la hiérarchie des genres. Il aime autant les grands cinéastes que les séries B, la science-fiction, le policier, l’épouvante ou la comédie musicale. On lira ses éloges d’un mélodrame de Raffaele Matarazzo, Le Navire des filles perdues comme d’un film érotique de Mario Bava, Le Corps et le fouet. Il ne joue pas davantage le jeu de la politique des auteurs qui peut conduire à défendre l’indéfendable, à masquer le déclin évident de certains metteurs en scène ou d’ignorer la réussite d’un cinéaste négligé. Il revendique néanmoins avec force l’univers personnel de certains grands réalisateurs, Buñuel, Welles, Huston, Stroheim, Sternberg dont selon lui l’existence se confond intimement avec l’œuvre prolongeant l’aveu de Picasso « L’œuvre qu’on fait est une façon de tenir son journal ».

Buñuel est la clé de voûte de l’ouvrage. Dans chacune des douze sections qui en composent le corps principal, figure un film de Don Luis, Le Charme discret de la bourgeoisie pour le non-sens, L’Ange exterminateur pour le sacré, Tristana pour Éros et Thanatos, Viridiana pour la subversion, Les Hauts de Hurlevent pour la passion, L’Âge d’or pour l’amour fou, etc. 

Dans sa superbe étude sur John Huston, il met en valeur les traits dominants de sa création et refuse à juste titre de voir en lui le peintre de l’échec tel qu’on l’a trop souvent défini. Son essai sur 10 photogrammes des films d’Antonioni comme celui sur Joseph von Sternberg, « Le blanchisseur chinois », témoignent d’une rare sensibilité et d’un refus de séparer la forme du fond, « La forme c’est le fond qui fait surface » selon la définition de Victor Hugo. Il est enfin réconfortant qu’Alain Joubert, à une époque (influence de la télévision ?) qui privilégie l’effet de réel et qui n’aime rien tant que le cinéma s’inspire d’histoires vraies, ait une autre conception de la réalité et de la vérité. Il ne cesse de rappeler le rôle fondamental de l’imagination dans la création cinématographique qui relève de la métaphore ou de l’analogie, en accord une fois de plus avec ces propos de Buñuel : 

« Je lutte pour un cinéma qui me donnera une vision intégrale de la réalité, accroîtra ma connaissance des choses et des êtres, m’ouvrira le monde merveilleux de l’inconnu, de tout ce que je ne trouve ni dans la presse quotidienne ni dans la rue ».

 

EN GUISE DE BANDE-ANNONCE D’UNE ANTHOLOGIE PERSONNELLE ILLUSTRÉE ET COMMENTÉE DES FILMS QUI ONT SU SÉDUIRE LES SURRÉALISTES

par Alain Joubert

Les films choisis ici ne sont pas, en règle générale, des « films surréalistes », pour la bonne raison qu’il n’y a pas eu, à proprement parler, de cinéma surréaliste, hormis la plus grande partie de l’œuvre de Luis Buñuel — ou, plus récemment, d’Ado Kyrou, Robert Benayoun et Jan Švankmayer —, et quelques scénarios dus à Jacques Prévert, Jacques Viot, Albert Valentin, Raymond Queneau, Robert Desnos et Jean Ferry, notamment.

Certes, d’autres personnalités ayant participé de près ou de loin à l’activité du mouvement surréaliste ont effectivement réalisé un petit nombre de films, mais il s’agit souvent d’œuvres relevant davantage d’une certaine esthétique avant-gardiste que de l’expérience intérieure significative de l’appartenance à ce mouvement. Je pense notamment aux films de Man Ray, Marcel Duchamp, Hans Richter, Georges Hugnet, voire de Jacques B. Brunius, leurs qualités spécifiques, qui sont grandes, n’étant cependant pas ici mises en cause.

Il y a pour cela une excellente raison : il n’existe pas de forme surréaliste de référence en matière de création, quelle qu’en soit la nature, cinéma compris. Le surréalisme n’étant pas une esthétique, il traverse toutes les formes et c’est l’état d’esprit de celui, ou de ceux qui s’expriment qui crée la différence. Même l’écriture cinématographique inventée par Luis Buñuel dès son premier film, Le Chien andalou, ne saurait être tenue pour représentative d’une forme surréaliste quelconque, car c’est bel et bien à la naissance d’un style personnel qu’on assiste là, pas à la codification d’un certain type d’images selon un modèle destiné à être reproduit indéfiniment par d’autres. 

En revanche, les surréalistes qui se passionnèrent pour le cinéma surent reconnaître, au passage, les films qui véhiculaient certains des thèmes placés au centre de leur activité. Il n’était pas nécessaire, pour autant, que leurs réalisateurs fussent eux-mêmes conscients de leur connivence avec le surréalisme, cette connivence ne se vérifiant d’ailleurs que par une rencontre souvent fortuite, et partielle, avec les grandes questions agitant la vie du groupe d’hommes et de femmes réunis autour d’André Breton, ou relevant de la diaspora internationale.

Sans refaire ici l’historique des éblouissements surréalistes provoqués, dès l’origine, par les fabuleux « burlesques » du ­cinéma muet — de Mac Sennett à Charlie Chaplin, en passant par Harry Langdon et Buster Keaton, pour citer les plus célèbres —, comme plus tard les ravageurs Marx Brothers et W.C. Fields, ou par les époustouflants feuilletons d’aventures populaires allant des Vampires, de Louis Feuillade, aux Mystères de New York, de Louis Gasnier — en prenant garde de n’oublier une multitude de bandes anonymes, mais bien réelles, que le hasard des projections leur faisait découvrir —, par exemple le mythique It’s a bird, de Charlie Bowers (1933), exalté par André Breton, longtemps invisible mais redécouvert par Raymond Borde ou, plus tard encore, par la révélation du génial Tex Avery, dont on peut affirmer que c’est un surréaliste, Robert Benayoun, qui en fut l’inventeur au sens étymologique du terme, les surréalistes, peu à peu, apprirent à déceler dans le cinéma qu’on leur proposait, ceux des films qui, d’une certaine manière, parlaient leur langage, même si les ambitions de l’auteur se situaient sur un tout autre plan, c’est le cas de le dire !

Ainsi, la trilogie cardinale du surréalisme — Amour, Li­berté, Poésie —, et les vertus essentielles qui lui font cortège — la révolte, individuelle ou collective, la subversion, l’amour fou, la passion, le merveilleux, l’onirisme et l’inconscient, la force du mythe, l’exaltation d’un sacré non religieux, l’érotisme, l’humour noir et le nonsense, par exemple —, tout ce sur quoi se fonde le désir de révolutionner en profondeur l’entendement humain, certains en retrouvèrent la manifestation, plus ou moins évidente, dans nombre de films au destin singulier, c’est-à-dire échappant en partie à leurs auteurs par des voies mystérieuses — dont la volonté du regardeur, naturellement ! 

Afin d’illustrer ces quelques remarques en forme de préam-bule, voici une approche thématique du Cinéma des surréalistes, telle qu’elle résulte d’un choix individuel, guidé cependant par ce qu’ont pu écrire ou dire, çà et là, les surréalistes les plus concernés, et/ou les plus éclairés, sur une question brûlante pour eux. Nous ne nous attarderons pas, en effet, sur les conflits célèbres, et parfois homériques, déclenchés par l’interprétation de telle ou telle bande, sur la façon dont son contenu, latent ou explicite, était susceptible de satisfaire à certaines exigences pour les uns, pas pour les autres, bref, sur les raisons faisant que le surréalisme pouvait y trouver son compte, ou non. Cela appartient désormais à la petite histoire...

Sachez encore que la moisson est vaste et qu’une tout autre liste pourrait être constituée sans dommage, bien que nombre de films figurant dans celle que l’on vous propose ici ne sauraient, en aucune manière, être écartés pour autant. 

Pour bien situer ce que je veux dire, je ne citerai ici que trois titres, tous réalisés du vivant de Breton, et sur lesquels s’exprimèrent alors les surréalistes : Les Abysses, de Nico Papatakis (1962), Un Roi sans divertissement, de Jean Giono et François Leterrier (1963), et La Route parallèle (1961), de l’allemand F. Khittl, film « ouvert », totalement méconnu pour ne pas dire inconnu, entièrement basé sur des propositions combinatoires analogiques entre les images, les mots et les sons. En revanche, on ne trouvera ici aucun film de David Lynch, ce réalisateur relevant à mes yeux du maniérisme à la Cocteau, ce qui le rend incompatible avec ma tentative.

Sachez aussi que certains films, rattachés ici à tel ou tel thème, pourraient très facilement l’être à un autre, leur richesse étant considérable en termes de contenu. Notre décision de les placer sous un éclairage particulier s’appuie sur la conviction qu’ainsi c’est le thème dominant qui est exalté. Changez l’éclairage, et vous changez aussitôt l’angle de perception. C’est à coup sûr cela la puissance magique du regard surréaliste.

On remarquera enfin qu’un film de Luis Buñuel — au moins — figure dans chacun des thèmes répertoriés. C’est dire combien les idées-forces du surréalisme imprégnèrent profondément l’esprit de cet homme libre, tout au long de sa vie de cinéaste et de poète. D’ailleurs, plus loin dans ce livre, le « continent » Buñuel fera l’objet d’une exploration aussi exhaustive que possible.

 

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