Les Ombres de Stig Dagerman
En 1947, le jeune écrivain suédois Stig Dagerman a rencontré à Paris l’écrivain d’origine juive Etta Federn qui a survécu à l’occupation nazie. Un de ses deux fils, résistant, a été assassiné par la milice. Stig Dagerman s’inspire de cette histoire pour écrire une pièce où il noircit le tableau. L’Ombre de Mart met en scène Etta Federn, une figure maternelle monstrueuse poussant au matricide son fils cadet survivant…
Cinq ans plus tard, Stig Dagerman, en pleine gloire littéraire, se donnera la mort peu de temps après son remariage avec l’actrice Anita Björk. Lo Dagerman, leur fille, ainsi qu’une journaliste américaine, Nancy Pick, parente d’Etta Federn, enquêtent sur cet événement qui les touche de très près.
Illustré d’une vingtaine de documents et photos, c’est un témoignage précieux sur le passé et l’inspiration d’un des plus grands auteurs suédois que Maurice Nadeau a contribué à faire connaître en France en 1966, en éditant chez Denoël le roman qui l’avait rendu célèbre en Suède, Le Serpent.
Lo Dagerman, qui vit aux États-Unis, est la fille de Stig Dagerman, qu’elle a très peu connu, et de l’actrice Anita Björk.
Nancy Pick, est un auteur américain, traductrice et journaliste, parente d’Etta Federn.
Stig Dagerman (1923-1954) est l’un des plus brillants écrivains suédois de sa génération. Ont été publiés en français dans la collection Les Lettres nouvelles chez Denoël puis chez Maurice Nadeau, L’Enfant brûlé, Le Serpent, L’Île des condamnés, Ennuis de noce et des recueils de nouvelles : Notre plage nocturne, Le Froid de la Saint-Jean et Les Wagons rouges.
Traduit du suédois par Philippe Bouquet.
Extrait
Préface de Lo Dagerman
« Mère ! Pourquoi me hais-tu ? »
L’Ombre de Mart
Stockholm, 1947. Mon père, Stig Dagerman, jeune écrivain dont le nom est sur toutes les lèvres, travaille fébrilement à sa nouvelle pièce de théâtre. Celle-ci puise son inspiration dans une rencontre qu’il a faite quelques semaines auparavant. Cette pièce est violente, à la manière d’un direct au plexus solaire : c’est le meurtre d’une mère monstrueuse par son fils. Elle s’appellera L’Ombre de Mart et parlera d’une femme et de ses deux fils. Les modèles en sont un écrivain autrichien d’origine juive, Etta Federn et ses deux fils : Jean, l’aîné, mort en héros dans les rangs de la Résistance française, et Michel, le cadet.
En 2011, Nancy Pick, parente d’Etta Federn, prend contact avec moi. Elle désire en savoir plus sur cette pièce, dont elle a entendu parler. Nancy et moi nous lançons alors, chacune de notre côté, dans d’intenses recherches personnelles. Nancy s’efforce de rassembler des informations sur la très charismatique Etta, qui a survécu à l’Holocauste, mais dont personne ne parle, dans sa famille. Pour ma part, je tente de faire plus ample connaissance avec un père qui s’est suicidé alors que j’étais toute petite.
L’Ombre de Mart nous rapproche l’une de l’autre, mais nous éloigne aussi. Pourquoi Stig a-t-il tracé un portrait aussi dur d’Etta ? Pourquoi a-t-il voulu mettre en scène une figure maternelle aussi monstrueuse ? Que s’est-il passé au cours de la rencontre entre Stig et Etta ?
Nancy et moi décidons de pousser plus loin nos recherches. Peut-être tenons-nous là l’occasion de savoir qui étaient vraiment Stig et Etta.
Le Voyage à Paris
« Le courage vit toujours longtemps. »
En route, 1947 (Chapitre II)
Lo Dagerman & Nancy Pick
Octobre 1947. Stig est en route. Mais il n’est pas seul, comme l’année précédente, lorsqu’il est parti pour l’Allemagne. Annemarie, sa femme, est maintenant à ses côtés, dans leur Citroën, qui met le cap au sud depuis Stockholm. Mais il s’avèrera bientôt qu’il emporte quelque chose d’autre. Quelque chose de plus ténébreux, encore inexploré : ses rapports avec sa mère.
L’année a pourtant été magnifique pour lui. Son récit de voyage, Automne allemand, a été un tour de force journalistique, ses débuts dramatiques avec Le Condamné à mort lui ont valu un succès retentissant et, cerise sur le gâteau, il vient de publier un recueil de nouvelles, Les Jeux de la nuit, très bien accueilli par la critique. On peut donc dire que c’est la meilleure année dans la carrière de Stig. L’année de sa véritable percée.
Et maintenant ils sont en route pour Paris, où on lui a confié la tâche de rédiger une série d’article sur l’Europe de l’après-guerre et d’en faire un livre qui doit s’appeler Printemps français.
Stig et Annemarie ont une vingtaine d’années et vibrent d’impatience. Pendant la traversée de la Suède, Stig bouillonne d’idées et dicte une nouvelle pièce à Annemarie. Et elle a peine à croire qu’ils sont vraiment en route. C’est la première fois qu’elle quitte la Suède depuis 1940, où elle y est arrivée avec ses parents en tant que réfugiée politique allemande.
Par l’intermédiaire de la famille d’Annemarie et de ses amis, Stig possède des informations de première main sur ce qui se passe sur le continent. Il sait que des gens s’y battent contre les nazis et les fascistes. Il sait ce que c’est que de prendre la fuite au péril de sa vie et de mener une existence de réfugié. Ce seront ses universités, en un certain sens. Écouter tous ces récits et toutes ces conversations en différentes langues. Et il a appris à parler couramment l’allemand et à se débrouiller en français.
Pourtant l’humeur de Stig change, à son arrivée sur le continent, l’allégresse cède la place à un certain découragement. En tant que Suédois, il souffre de la neutralité de son pays, explique-t-il :
Si l’on est un tant soit peu sensible à tout ce qui flotte simplement dans l’air, on ne peut manquer de sentir ce petit souffle frisquet fait de méfiance indulgente qui vient frapper à la face le Suédois en voyage dans cette Europe de l’après-guerre qui, justement, a été tout-à-fait « dans le coup ».
La Suède, qui s’est enrichie en vendant du minerai de fer à la machine de guerre allemande et a permis à des troupes de ce pays de transiter sur son territoire. Dans certains de ses textes, il a déjà satirisé amèrement cette « neutralité » et ce comportement insulaire au cours des hostilités, et contrasté cette attitude avec celle des gens qui ont risqué leur vie pour la liberté. Dans son premier roman, Le Serpent, il a ridiculisé la « mobilisation » suédoise. Pour sa part, il avait été exempté de service militaire pour cause d’insuffisance cardiaque et ne pouvait donc guère passer pour un modèle de héros guerrier.
Sur la route vers la France, ils s’arrêtent à Hambourg réduite à un tas de ruines. Ils logent chez une connaissance des beaux-parents de Stig, une semi-juive engagée sur le plan politique qu’il a interviewée l’année précédente pour les besoins d’Automne allemand. Le lendemain matin, il la voit, frêle et fragile, s’efforcer de faire disparaître deux croix gammées des poteaux de son portail.
Pendant le reste du voyage vers le sud, ils traversent les agglomérations barricadées du nord de la France, plongées dans le silence. Cela leur donne une idée de la façon dont Stig va être accueillie dans le pays, lorsqu’il tentera de mener à bien son reportage. Pourtant, il est encore confiant et prêt à aborder Paris. C’est là que l’attend Etta.