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Pontiggia, Giuseppe

Le Joueur invisible

Un professeur d'université au sommet de sa carrière découvre, dans une revue savante lue par ses collègues et ses étudiants, un articulet anonyme qui met en cause le sérieux de ses travaux. Roman traduit de l'italien par Nino Frank. 264 p. (1985)

Giuseppe Pontiggia, né à Côme en 1934, professeur et critique, est l'auteur d'une thèse sur "La technique narrative d'Italo Svevo". Il est mort en 2003.

Extrait

Un matin de vent, sur l’esplanade face à l’Université, et comme il retenait d’une main son chapeau, serrait de l’autre sa serviette, toute la réverbération du soleil dans ses lunettes et, au beau milieu des verres, la silhouette de son assistant accourant de très loin à sa rencontre, le professeur éprouva un méchant pressentiment…

S’immobilisant à l’abri d’une guérite de ciment, il décida d’attendre là que l’autre le rejoigne. L’assistant brandissait et agitait un périodique, mais c’est à deux pas seulement que le professeur en reconnaît le titre : La Parole aux Anciens. Le jeune homme le lui tend :

— Aucune importance, monsieur le professeur.

— Quoi ? Qu’y a-t-il ? demanda le professeur, prunelles dilatées.

— Une attaque, et des plus lâches.

— Montons, dit le professeur. Pas ici.

Ils parcourent vite le bout d’esplanade qui les sépare du hall, passent sous la voûte sombre de l’entrée. On salue le professeur. Ils débouchent sous les arcades du cloître, traversent diagonalement le patio, prennent par l’escalier C, entre des murs décrépis et sales. Au moment de franchir le couloir aux petites fenêtres basses, au pavement de marbre brillant, l’assistant devançait le professeur : il ralentit son allure. La lumière glisse sous leurs pas. Personne dans le couloir, les bruits du dehors leur parviennent à peine.

Et comme ils entrent dans le cabinet de travail réservé au professeur, le vent les enveloppe qui avait ouvert toute grande la fenêtre. L’assistant court fermer les vitres qui donnent sur les toits, cependant que le professeur s’installe dans son fauteuil et se passe une main sur le visage.

— Laisse ça, dit-il, en montrant les feuilles qui se sont éparpillées par terre. Passe-moi ta revue.

— Oui, monsieur. Un texte pas signé, dans la rubrique “Estocades”.

— Rubrique frivole, dit le professeur. Malheureusement, les lecteurs se jettent dessus.

— Voilà, page 82, et l’assistant lui montre une ligne, dans le haut d’une page. C’est à partir de là.

Le professeur commence à lire.

L’hypocrisie est bien l’océan où nous nageons : toute notre vie durant, c’est elle qui nous tient à flot et, en fin de compte, c’est encore en elle que nous sombrons. Toutefois, si de cette hypocrisie nous connaissons l’essentiel (“Un clin d’œil suffit, vous voyez ce que je veux dire ?”), que savons-nous au juste sur l’origine du vocable ? Un expert en la matière (entendez, en matière d’hypocrisie) nous éclaire là-dessus, dans la rubrique qu’il a entrepris de rédiger dans un magazine à succès : on ne sait si c’est au bénéfice d’une audience plus étendue que celle des rares spécialistes qui ont accoutumé de le lire ou plutôt pour des motifs plus ordinaires, donc plus probables, qui sont ceux du lucre. Au reste, jusque-là, cela ne regarde que lui et, éventuellement, les délires de toute-puissance culturelle qui obscurcissent son esprit depuis les années, hélas bien lointaines, de ses débuts académiques. Pourtant, ce qu’on ne saurait point passer à ce monsieur, c’est la désinvolture avec laquelle il élude ou déforme les acquisitions de la science philologique et répand l’erreur parmi ses pauvres lecteurs. L’énumération complète de ses inexactitudes prendrait trop de temps et d’espace. Bornons-nous à cueillir deux perles : “Hypocrite, d’après le latin hypocrita, lui-même issu du grec hypokritès” et jusque-là, c’est parfait ; mais voici la suite : “d’après le verbe hypokrinesthaï, qui voulait dire simuler”.

Est-il possible de se fourrer à ce point le doigt dans l’œil ? Ce verbe, chez Homère, a deux significations fondamentales : 1) interpréter ; 2) répondre. Ce n’est qu’après, au temps où naît la tragédie, que le terme “hypocrite” est employé pour désigner “celui qui répond au chœur”. Et le passage du signifié “acteur” au signifié “simulateur” ne se produit que plus tard, quand le terme est utilisé pour désigner qui ne joue pas dans la fiction scénique, mais dans la vie réelle.

Erreur semblable dès lors qu’on aborde la signification de “hypocrite” dans le grec du Nouveau Testament : “Malheur à vous, scribes et pharisiens hypocrites” (Mathieu, 23), ne veut pas dire uniquement “simulateurs”, mais, et la chose a été amplement démontrée, notamment par Zuchelli, le vocable désigne des hommes en contradiction “objective” avec eux-mêmes, au point que le Christ les traite également de “ sots et aveugles ”. Mais notre bon ami est-il apte à saisir la nuance ?

Persuadé comme il est qu’en matière de culture tout finit par s’arranger, notre humaniste vit en parfaite quiétude. Seulement, en fait, cela ne s’arrange pas toujours et la vie est pleine de surprises, surtout pour ceux qui ne s’y attendent guère. Ainsi, nous voilà en train de lui en procurer une, à notre homme, et c’est bien pourquoi nous nous sommes résolu à prendre la plume, éliminant d’emblée toute hésitation. Au reste, qu’il se dise, notre ami, qu’il est encore temps de se raviser, en l’occurrence de faire naufrage. Qu’il fasse également réflexion, pour son usage personnel, sur la définition à nous laissée par Théophylacte : “L’hypocrite est une chose qui a l’air d’en être une autre.”

Lettre non anonyme.

Le professeur respirait avec peine.

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