Désappartenir
En librairie le 20 octobre 2023
Comment les données marquantes d’une enfance particulière non seulement déclenchent une vocation littéraire, mais aussi influencent la forme sous laquelle elle se manifestera ? Entre enquête littéraire et autobiographie, Sophie Képès traque les sources cachées de l’écriture de Kafka, Pierre Michon, Doris Lessing, Virginia Woolf, Joyce Carol Oates, Tolstoï, Tchekhov, Danilo Kis, Dostoïevski, en fouillant dans les secrets des prémisses de leur vie.
Ce faisant, elle dévoile sa propre trajectoire marquée par une mère atteinte du syndrome de Münchhausen et révèle comment l’écriture, et plus largement la littérature, peut devenir, pour chacun d’entre nous, un bastion. Cet ouvrage part du constat que la plupart des critiques littéraires ne se sont que très peu attardés sur les événements traumatisants survenus dans l’enfance des écrivains. Et pourtant, en se penchant sur l’itinéraire de quelques auteurs phares qui semblent n’avoir rien en commun, des lignes de force apparaissent, des liens entre les souffrances de l’enfance et le processus de création littéraire émergent de façon évidente.
Illustration de couverture : Ermite dans un paysage, Musée Sainte-Croix, Poitiers. Broché, 240 p. 978-2-86231-518-8 19 €
Sophie Képès écrit sous son nom et sous le pseudonyme de Nila Kazar. Lauréate de plusieurs résidences nationales et internationales, elle publie romans, nouvelles, documents, articles, traductions du hongrois, et collabore à des films de fiction et des documentaires. Elle enseigne la création littéraire et le scénario à l’université.
Extrait
« Petite fille, tu voulais tout découvrir par toi-même, en tâtonnant. Même pour acquérir des savoir-faire pratiques, il fallait absolument que tu inventes ta propre méthode. Faute de quoi tu te retrouvais inhibée, maladroite. Les directives des grandes personnes t’impatientaient, te paraissaient inadéquates ; les suivre te garantissait l’échec. Avec le recul tu trouves que cela ressemble à la façon expérimentale dont on écrit un livre de fiction. En effet – et il est crucial de le comprendre si l’on se mêle d’écrire –, plutôt qu’à son savoir, l’écrivain recourt à son ignorance. On s’embarque sans cartes pour un voyage qui aboutira à la découverte de l’Amérique, alors qu’au départ on visait les Indes Occidentales. Et cela caractérise également la démarche de la recherche scientifique : une succession d’essais / erreurs / nouveaux essais.
Pourtant, à l’école, tu étais toujours la première sans te donner beaucoup de mal. Il arrive qu’un enfant doué, lorsqu’il se trouve confronté à un tabou familial, devienne mauvais élève du jour au lendemain. La connaissance de certains faits fondamentaux lui étant interdite, il exprime par ce désintérêt subit sa défiance pour toutes les sortes de connaissances, perçues inconsciemment comme des pièges. Le savoir en soi devient dangereux du fait qu’il est porteur de rejet potentiel par le clan. Ce n’était pas ton cas. Tu es restée bonne élève parce que tu aurais eu trop à perdre sans cela – l’école était le seul lieu où tu étais reconnue et valorisée. Mais en dehors d’elle, tu n’avais confiance qu’en tes propres capacités à progresser, tes tentatives empiriques, tes ressources intérieures. «?Toute seule ! » était ta devise d’apprentissage. »
« La décision que prend Tchekhov en 1890, à l’âge de 30 ans, de faire une enquête au bagne de Sakhaline est mystérieuse à ses propres yeux. Aucune commande d’écriture, aucune mission professionnelle ne vient la justifier, même s’il dit vouloir «?payer sa dette à la médecine?». Pourquoi cette rupture dans une œuvre littéraire déjà couronnée par le prix Pouchkine ? Et pourquoi se mettre en danger volontairement, alors qu’il est phtisique, que le voyage de dix semaines est terrible, et que cette île au large de la Sibérie possède un climat abominable ? Il évoque un vague sentiment de responsabilité, de culpabilité envers les bagnards. Il parle de «?pèlerinage?» indispensable. Seulement à toi, il semble évident qu’il s’identifiait aux forçats. En effet son enfance a été celle d’un petit prisonnier exploité, maltraité et frappé par son père, épicier bigot et bourreau domestique. Un véritable «?bagne?».
Le petit se lève à cinq heures pour aider au magasin de son père, va à l’école où il est la cible de vexations, puis retourne au magasin (où il gèle littéralement) pour servir les clients jusque tard dans la soirée. Il doit baiser la main de son père après les corrections. Et ce dernier l’oblige de surcroît à chanter à l’église, alors qu’il est épuisé par les corvées et les raclées. Le jeune chantre se sent alors «?comme dans une colonie pénitentiaire?», selon ses propres mots. »