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Gentis, Roger

La folie Canetti

Elias Canetti, né en 1905 en Bulgarie et qui s'est fait citoyen britannique avec une oeuvre en langue allemande, est un des grands écrivains européens du siècle, justement récompensé par le prix Nobel de littérature en 1981. Il a écrit un unique roman, à vingt-cinq ans : Die Blendung (L'Aveuglement), traduit en français d'abord sous le titre La Tour de Babel (prix du Meilleur Livre Etranger 1949), puis sous celui de L'Auto-da-fé. À vingt-cinq ans, Élias Canetti se trouvait au bord de l'effondrement psychotique. La rédaction de Die Blendung, cette traversée de la folie par l'écriture a fait de lui un écrivain, l'auteur entre autres de Masse et puissance, son autre ouvrage le plus connu, imposant essai où il dialogue avec Freud et avec Marx, et d'une monumentale autobiographie (trois volumes en traduction française) : Histoire d'une vie. Roger Gentis s'est livré à une lecture d'Élias Canetti sous l'angle d'une "folie" dont il s'est senti proche, ce qui la conduit à s'interroger sur le travail de la vérité dans l'oeuvre écrite. Le lecteur verra s'ouvrir un horizon plus large encore dans cette rencontre du psychanalyste et de l'écrivain, certes, mais aussi de deux intimes "folies". 314 p. (1992)

Roger Gentis (né en 1928 et décédé en 2019) psychiatre, psychanalyste, est un des penseurs de la psychothérapie institutionnelle. Il a été médecin-chef de Fleury-les-Aubrais et l'auteur de Murs de l'asile (Maspero 1970), qui fit sensation et aussi poète (Ana de la nuit, Maurice Nadeau 1989). Il a été reconnu comme un des psychiatres les plus représentatifs de sa génération qui s’est élevée contre l’enfermement asilaire et une pratique psychiatrique aussi pauvre que répressive a expérimenté. Il a mis en œuvre dans le cadre de la psychiatrie publique, de nouvelles pratiques de soin (psychothérapie institutionnelle notamment) et a contribué à une nouvelle considération de l’homme souffrant.


Extrait

Écrire sur Canetti est sans doute présomptueux —  pour quelqu’un surtout qui, comme moi, ne pratique pas la langue allemande (j’ai dû m’y mettre un peu à cette occasion). C’est un écrivain insolite, dont la pensée complexe et volontiers hétérodoxe, parfois déconcertante, se produit dans une écriture à la fois fluante et dense, subtile et puissante, éblouissante de modestie et de précision - l’écriture d’un poète, comme il se définit lui-même, attaché au mot juste, à l’exacte formulation : quelqu’un qui ne se laisse pas séduire, dévoyer par les mots, et exerce constamment sur eux une invisible maîtrise.

Sitôt que vous entreprenez de commenter ce texte, il y a un découragement qui vous menace : comme si l’auteur, cherchant à se garder du commentaire, y avait mêlé avec quelque perversité les ingrédients de la dissuasion. D’autant qu’en ce qui me concerne, et il ne saurait en être autrement, ma lecture est celle d’un psychiatre et d’un psychanalyste, gens dont il se méfie explicitement.

Non qu’il m’intéresse de donner de Canetti une interprétation psychiatrique ou psychanalytique, nous ne sommes Dieu merci guère à court de cas par ailleurs — mais il se trouve que cet auteur, dans son autobiographie surtout, recoupait par d’autres voies, lorsque je l’ai abordé, certaines de mes préoccupations les plus actuelles et les plus assidues : cette lecture, très vite, se trouvait éclairer autrement ma propre recherche, et j’en ressentis une espèce de saisissement.

Si j’éprouvais encore quelque scrupule à avoir ainsi labouré sans y être invité le champ de ce récit, je pourrais aisément m’autoriser de l’exemple de Canetti lui-même, qui n’a pas hésité à traiter de même un texte autrement plus confidentiel : les lettres de Kafka à Felice — s’autorisant lui-même de l’exemple... de Kafka. « J'en connais..., écrit-il dans L’Autre procès, qui ne purent se dégager du sentiment qu’ils n’avaient pas le droit, ici précisément, de pénétrer.

« Je les en estime beaucoup, mais je ne me compte pas parmi eux. J’ai lu ces lettres avec un saisissement que je n’ai plus éprouvé depuis des années pour une œuvre littéraire. Ces lettres font désormais partie de ces mémoires, autobiographies, correspondances uniques dont Kafka lui-même se nourrissait. Lui, dont la qualité suprême était le respect, n’a pas hésité à relire sans cesse les lettres de Kleist, de Flaubert, de Hebbel. Dans un des instants les plus angoissés de sa vie, il s’est raccroché au fait que Grillparzer a pu prendre Kathi Frôlich sur ses genoux sans plus avoir d’émotion. C’est là une horreur de la vie; dont la plupart, par bonheur, ne sont que rarement conscients; et il n’est alors d’autre consolation que de se référer, en cela, à l’horreur dont eurent conscience nos prédécesseurs. »

Je pourrais presque ajouter comme Canetti, si cela ne sonnait quand même un peu solennel : « Pour ma part, je puis seulement dire que ces lettres m'ont pénétré comme la vie même, et elles me sont désormais aussi énigmatiques et familières que si elles faisaient partie de moi depuis toujours : depuis que j'ai essayé d'accueillir pleinement en moi des êtres, pour recommencer sans cesse à les comprendre. » Cette dernière phrase du moins, je pourrais aisément la faire mienne : Canetti définit ici un idéal que m’a peu à peu assigné l’exercice de la psychiatrie — c’est au demeurant souvent un collègue que j’ai eu l’impression de rencontrer. Un collègue — parfois même un maître : il m’est arrivé plus d’une fois, au cours de ce travail, de me trouver enseigné par lui. Il est d’ailleurs très évident que la rédaction de son autobiographie a représenté pour l’auteur une espèce d’auto-analyse, et l’on ne compte pas les fois où il écrit : « ce n’est que maintenant que je me rends compte » ou « je n’avais jamais réalisé que... ».

Plus qu’un commentaire, c’est en somme une espèce de dialogue, parfois vif et non dénué d’une certaine agressivité (que je n’ai jamais cherché à retenir) qu’il faut voir dans le présent travail — ou plutôt le produit de ce dialogue, car mon empoignade avec le texte canettien m’a souvent conduit à revenir sur ce que j’avais écrit, â le nuancer, à le modifier, parfois â changer radicalement de point de vue. Mais on aurait tort de ne voir ici que l’aspect critique de cette entreprise : ce qui a prédominé très vite, c’est un sentiment de sympathie et d’admiration pour cet homme qui a affronté si jeune, avec un tel courage et une telle intelligence, les assauts et les séductions de la folie — et si l’homme de métier a ici quelque chose à dire, c’est avant tout cette sympathie et cette admiration.

Il va donc de soi que je ne prétends à aucun moment exhumer du texte de Canetti une sorte de vérité qui y serait latente, plus ou moins enfouie. Je lis et relis ce texte et je dis simplement : voici les réflexions que cela m’inspire (et peu d’écrits me paraissent aussi riches à cet égard — je devrai d’ailleurs interrompre quasi arbitrairement ce travail : plus je lis Canetti, plus j’y trouve de choses qui mériteraient d’autres développements, à chaque lecture ou presque je découvre de nouvelles pistes...). Un peu si l’on veut comme un analyste qui, séance après séance, laisse aller ses propres pensées en écoutant son client. Aussi ne saurais-je dire, à supposer que cette expression ait un sens, ce que j’ai mis ici de moi-même. Il est toutefois probable qu’un autre lecteur, même psychiatre, même psychanalyste, ferait de Canetti une lecture sensiblement autre.

Dois-je dire encore que je me suis abstenu, pendant toute cette aventure, de lire quoi que ce soit sur cet auteur ? C’était une affaire entre lui et moi. Comme il est donc tout à fait possible que d’autres aient déjà dit ailleurs ce qu’il m’arrive d’avancer ici, je les prie de bien vouloir éventuellement excuser ce parti pris de méthode, et je leur reconnais bien volontiers toute priorité dont ils pourraient se prévaloir.

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