L'écharde. Chronique d'une mémoire d'Algérie
Née à Oran, dans une famille de pieds-noirs, Michèle Villanueva raconte, trente ans plus tard, la vie là-bas et la complexité des rapports entre les communautés. La guerre éclate. Elle veut comprendre et s'engage alors dans un long conflit avec elle-même, puis avec sa famille et enfin avec le monde en guerre. L'Arabe d'hier devient un Algérien dont elle partage les espoirs d'indépendance. 19 mars 1962 : les accords d'Evian mettent fin à la guerre d'Algérie. La violence se déchaîne, effrayante à Oran. L'OAS qui maniait la bombe et le couteau depuis le printemps 1961 contre les Algériens et les Européens dits libéraux se jette à corps perdu dans le terrorisme et le crime. 344 p. (1992)
Michèle Villanueva est née à Oran dans les quartiers populaires espagnols d'Eckmühl. D'abord enseignante, en 1962, au lycée Ibn-Badis d'Oran, elle est, aujourd'hui, professeur d'histoire au lycée Arago à Paris. L'Echarde est son premier texte publié.
Extrait
« Il y a beaucoup de Juifs dans ta classe ? » Je viens d'être reçue en sixième, un concours à ce moment-là à Oran, au lycée Stéphane-Gsell qui oriente les premières de liste dont je fais partie vers une langue réputée difficile, arabe ou allemand. Il n'est pas question que moi, la première de la famille, au sens large, à aller au lycée, puisse faire de l'arabe. À quoi cela pourrait-il bien me servir ? Est-ce bien une langue d'abord ? De toute manière ni comprise ni parlée par les « Arabes » puisque l'arabe étudié en classe est le classique et non le dialectal... Allons-y donc pour l'allemand bien qu'au sortir de la Seconde Guerre mondiale, j'eusse préféré une langue plus neutre. Mais à vrai dire, quelle importance, tant je suis alors persuadée que je n'utiliserai jamais une langue étrangère. Et voyager est pour moi hors de propos.
Comment savoir s'il y a beaucoup de Juives ? Je rougis et mon oncle s'esclaffe. Ça se reconnaît bien ! J'essaie de me rattraper, de me souvenir des noms qui commencent par Ben... On m'explique qu'il peut s'agir d'Arabes, comme s'ils ne savaient pas qu'il n'y a pas d'Algériennes au lycée, sauf exception rarissime ! et que tous les noms juifs ne commencent pas par Ben. S'il y a bien des Bensoussan, des Benamou, des Benguigui, des Benichou, les Sarfati, Seror, Assas ou Tapiéro ne manquent pas. Je propose de rapporter la liste des élèves de la classe et nous verrons bien. J'ai un peu honte de moi, confusément honte de ne pas reconnaître, insidieusement honte de devoir reconnaître. La discussion se poursuit. « Oui, des Juifs dans les lycées, il doit y en avoir, car eux, ils sont intelligents, ils ont le sens des affaires, c'est pas comme les Espagnols ! » Et mon oncle de raconter qu'un Espagnol du bled, voulant une école privée pour son fils, cherchait l'école « Descartesse ». Lui, il ne connaissait ni Descartes, ni le directeur d'école, qui était juif.
Je n'ai jamais pu comprendre, enfant, puis adolescente, ce monde divisé, source d'un malaise indicible, latent, teinté de peur. Ceux dont on parle le moins, les Arabes, eux, ils vivent vraiment à part, au ravin Ras-El-Aïn, dans un douar aux maisons troglodytes, ou du moins insérées à même la paroi argileuse, ou bien dans leurs gourbis, aux Planteurs ou au Village Nègre, leurs quartiers dans la ville où mon père travaille. Pourquoi ce nom de Village Nègre ? Pour associer au mot arabe celui de nègre et ajouter une nuance péjorative ? Ou bien une circonstance historique a-t-elle permis le transfert d'une donnée objective en réalité sociale ?
Les Espagnols et leurs quartiers, Eckmühl, avec ses arènes, Saint-Eugène, la Marine, avec son accent de la Calère, les plus exubérants, ceux que je connais le mieux avec leur aspect populeux, industrieux et le sens de la fête, de la vie sur les trottoirs en fin d'après-midi pour échapper à la chaleur accablante de l'été, quand les femmes manient l'éventail et papotent entre elles ou font au crochet napperons et châles de dentelle ! Le vieux fort, solide bastion militaire au sommet de la colline de Santa Cruz, domine toute la baie d'Oran et de Mers-el-Kébir. Il atteste de l'ancienneté de l'occupation espagnole dès le xvie siècle. Ce dont les Espagnols d'Oran sont très fiers.
Près du centre, le quartier juif. Je ne connais de lui que les magasins de tissus. C'est pour moi le monde le plus étrange. Dans le centre, les métropolitains dominent, mais aussi tous les riches, qu'ils soient espagnols ou juifs. Les grandes rues sont bordées de grands magasins, de grands cafés et restaurants, que l'on voit mais que l'on ne pratique pas.
Je suis toujours mal à l'aise quand j'entends parler des Arabes, le plus souvent les mots, les qualificatifs employés à leur égard, le ton sont à la limite du méprisant, paternalistes au mieux. Eux, ils sont au bas de l'échelle, ils ne peuvent qu'y rester. Des Juifs, je ne sais pas quel mot juste il faut employer. Juifs, Israélites ? Parce que je sens qu'on veut toujours faire comprendre qu'ils ne sont pas des gens comme nous.
Oh bien sûr, tous doivent vivre, allons donc ! Il y a de la place sur terre pour tous, mais chacun à sa place. Monde difficile à saisir où l'on ne rejette pas vraiment l'autre, l'Arabe, le Juif, l'Espagnol, l'Italien, le Français, mais où chaque communauté s'enferme dans une bulle à l'intérieur de laquelle s'établissent les relations qui à leur tour interfèrent et règlent les rapports avec l'autre en les hiérarchisant. Mais en même temps, mis à part les Arabes, tous se disent Algériens et Français avant de devenir les pieds-noirs. Ce n'est pas le dernier paradoxe d'une telle société.
En tant que fille du milieu espagnol, moi-même je ressens nettement au lycée le clivage racial qui recouvre une réalité sociale, car nous, les Espagnols, nous sommes parmi les plus défavorisés. C'est là sans doute le creuset de mes choix ultérieurs, de mes liens sensibles et rationnels avec les opprimés et les exclus.
Je suis en 4e, ma meilleure amie, souvent rejetée par d'autres, est fille de poissonnière. Elle se lève avec sa mère très tôt pour aller aux halles. Elle est excellente en français avec de grandes qualités d'intelligence et de finesse. Lors de discussions avant un conseil de classe, le professeur de lettres explique que malgré ses résultats en français, vu son milieu familial, elle aura du mal à suivre après la 4e et qu'il vaut mieux pour elle qu'elle interrompe ses études. Je deviens toute rouge, j'ai honte, honte très fort, du silence qui suit, du fait que je n'interviens pas, honte pour ces adultes qui décident pour nous, pour mes camarades qui, pour la plupart, approuvent.
Du monde de l'enfance, je ne me souviens que des temps forts ou d'ambiance. Quand nous évoquons en famille des souvenirs, des anecdotes, je suis de loin la plus oublieuse.