High Light Cigarettes

High Light est un paquet de cigarettes. Rouge et blanc, rayé d'or. Par une enquête aux allures sociologiques et absurdement sérieuses, le narrateur du roman cherche les clés de l'univers dans ce paquet. Au lieu de la vérité il trouvera des tueurs. Toujours philosophant, le narrateur se retrouve au fort Boyard où le mystère se dénoue, non sans qu'il ait égratigné au passage les psychanalystes, les "ésotéristes" bavards et les cuistres en tout genre. 176 p. (1992)

Extrait

Section 1

Le sang blanc

L'identité absolue

Aurais-je envie de jeter la boîte comme l’on jette un dé sur une piste verte ? Ce désir s’éteint de lui-même la boîte malgré ses six côtés n’a rien d’un cube. Quelle déroute ! Je n’ai pas entre mes mains un dé mais un paquet et si le cube renvoie sur ses faces identiques à un chiffre différent, il n’en est rien ici du parallélépipède. De quelque côté que tombe — car je l’avais lancé le paquet pour voir - la chose dont je parle, elle retombe sur elle-même, sur son exclusive dénomination. “High Light” est bien sur les six facettes du paquet (cf. Annexe 1 La typologie typographique). Six fois le nom se donne en blanc sur fond rouge et en rouge sur fond blanc. Il y a une surdétermination du marquage afin que le possesseur de l’objet à aucun moment ne perde de vue ce qu’il a acheté.

 l.A. La non-équivoque

Seule la nuit ou le noir créé artificiellement empêcherait de savoir que c’était lui, le même nom se répétant à occuper l’espace dans une permanence que je qualifierai de monotone. A quoi bon cette insistance ? Se distinguer, se différencier, s'uniciser… S’uniciser à des millions d’exemplaires. La question s’impose du troc de la pièce de monnaie et du paquet, acheté-je une surdétermination identituelle ? Oui, et je participe à un narcissisme convivial.

 l.B. Physiologie de l’objet

L’identité du nom d’abord blanche se nourrit du rouge l’entourant afin de se répandre sur la surface entière du paquet. C’est un sang rouge et blanc qui s’impressionne sur le papier. Une nomination rouge articulée en un système circulatoire et le blanc noyé dans le rouge se métamorphose en cocon sur un lit placentaire. C’est une sorte de génie génétique. La nomination produit ses propres clonages. Un hymne de l’ego menant là les voies obscures du désir de l’achat à une science de la mise en scène.

 l.C. Etat de l’objet

L’objet est un état de chose et un état de chose est un état de l’être, allégoriquement situé. “La forme ne fait que signifier l’idée de la fonction” discourt Baudrillard. Qu’est-ce que cette idée de la fonction ? Une fonction symbolique. Le High Light (désormais j’userai de l’abréviation HL) en est au stade du narcissisme primaire. Tout objet de consommation n’est-il pas réduit à ce stade ? Au fond seul le dehors fait la différence, affirmerait-on illégitimement. Il faut donc au concepteur du paquet parer à toute crise d’identité en tissant fin le réseau de significations du paradigme identituel. Le nom est le premier signe de cette litanie du sens égocentré de l’objet.

Journal extrait 1

Ai téléphoné à Tobacco Europe. Courte déambulation entre une ligne occupée et un mauvais poste. La responsable de High Light accusa le coup de la question : “Quelles sont les origines de High Light ?” en faisant répéter ma phrase qu’elle m’affirmait être inaudible. Après avoir délimité ses compétences, elle invoqua le secret professionnel et m’adressa à une directrice des ventes, apte à transgresser l’interdit. Ma ligne refluait vers une musique d’accueil avant qu’une voix ne se désole. “La directrice est en réunion.” “Que signifie High Light ?” ai-je hasardé. Question incongrue. A l’autre bout du fil, la secrétaire a hésité. Elle avait la chair de poule : “Vous êtes de la commission contre le tabac ?” J’ai essayé de la rassurer parlant d’une enquête sociologique à titre privé. “Rien d’officiel.” Un mot à ne pas prononcer. La secrétaire s’esquiva.

Après ce manque provisoire de la communication vocale, j’ai écrit une lettre à la société-mère, Tobacco Society, dans le Connecticut, pour tout connaître des filiales, des actionnaires, de l’historique de la compagnie, et du sens de High Light. Et j’ai rappelé la filiale française atteignant la personne visée.

Deux jours plus tard dans le salon de thé, Mariage, j’attendais, sous le ventilateur du premier étage, la directrice en question, Mlle Minthe. J’avais sous les yeux le livre des promotions des grandes écoles et d’instituts débitant des cadres. La typographie serrée s’entêtait à vanter les charmes d’une population promue à de hauts emplacements. Une franc-maçonnerie de dirigeants. D’une école à l’autre, je retrouvais des noms identiques, une famille entre frères et cousins contrôlait trente-deux sociétés. Mlle Minthe ne figurait nulle part. Comment a-t-elle obtenu ce poste ?

Mouvement d’air frôlant le visage. Une jeune femme blonde, cheveux longs aux extrémités bouclées, une peau dorée avec des taches de rousseur sur les pommettes, yeux bleu clair, une bouche charnue, s’approchait de ma table. Un visage vénusien, aux traits expansifs. Les épaules dégagées dans un ensemble crémeux, une soie chinoise aux motifs incrustés à la trame du tissu. Taille marquée d’une ceinture rouge. Mlle Minthe. On se considéra en silence. Elle prit la parole ayant l’habitude de ne pas laisser de blanc dans la conversation.

— Si j’ai bien compris, vous vous intéressez aux paquets de cigarettes.

Quoique détaillant sa mise et ses mains, je composais, pour ne pas être en reste, une démonstration froide sur une anthropologie de l’emballage. Nos yeux se croisèrent comme un jeu de clés anglaises et le garçon déposa sur la table une théière japonaise en fonte en compagnie de deux tasses blanc cassé. Nous étions seuls à l’étage et non dans un jardin zen où le thé aurait pris le sens d’une cérémonie. Nous n’étions pas des adeptes du théisme. J’ouvrais la théière y versant l’eau chaude et un grésillement mousseux se haussa sur les bords. Je remplissais les tasses et nous avons bu en silence. Derrière elle une collection de théières, dans une vitrine, développait des formes insolites essayant de renouveler leur parfaite rondeur, l’une d’elles simulait un triangle noir.

Mlle Minthe, sans porter attention à ma personne, donnant suite au discours sur l’emballage, sortit d’un sac une brochure, qui, je le constatais après notre rencontre, n’avait aucun rapport avec le sujet ; elle décrivait l’organigramme de sa société ; c’était une manière de revenir aux raisons du rendez-vous.

— Je vous trouve vraiment, hésitais-je, je ne trouve pas le mot.

— Ça vous reviendra.

— C’est contrariant, ai-je ajouté inutilement.

Le visage tourné à droite, plongé vers l’au-delà de la balustrade, elle cherchait un rebondissement. Nous en étions là, une conversation étouffée dans la théière. On but une seconde fois en silence.

— En quoi pourrais-je vous aider ? dit Mlle Minthe.

Je lui donnais une bonne raison : pourquoi ce nom, High Light ? Elle répondit en montrant sa tasse vide. Avais-je touché un point si sensible ? Quelle autre femme essentielle se cachait en elle ? Une vénus paléolithique ou une diplômée de Berkeley ?

— A quoi pensez-vous ? dit-elle.

Et notre entretien prit l’allure d’un tour d’horizon impressionniste par références interposées. On parla de Pollock et de Mondrian, du Requiem allemand et de l’Enlèvement des Sabines.

— On n’aura pas le temps de tout envisager, soupira Mlle Minthe.

Son emploi du temps aux cages étroites mit un terme au thé, promettant de soumettre à un supérieur une éventuelle collaboration sur mes recherches.

l.D. La pierre angulaire

Un fil offert à l’amateur de labyrinthe communément appelé d’Ariane se déroulera, ne nous y trompons pas, pour faire le tour d’un paquet (ou d’une pierre). Cette forme n’est pas sans définition conceptuelle mais ce qui s’y institue est une tout autre histoire. Le HL s’inscrit dans une filiation. Une initiation à la vie. Il est au carrefour d’une histoire individuelle (le créateur de l’objet… ou tout enquêteur de l’objet) et de l’histoire universelle, où l’objet prend place. Au commencement était le baptême.