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Notte, Pierre

La chanson de Madame Rosenfelt

En 1993, Pierre Notte a alors vingt deux ans. La chanson de Madame Rosenfelt est son premier roman.

Extrait

Il y a un vieux piano aux touches jaunies. Il n’y a aucun livre.

Elle dit qu’elle déteste les livres, qu’ils font partie de ces choses qui ne devraient jamais rester, jamais.

Et elle rit. Le rouge plutôt vif des murs est avalé par la lumière du dehors.

Parfois, elle s’assoit au piano. C’est un son un peu aigre. Elle dit ne pas savoir lire les partitions. N’avoir jamais su. Elle sourit, se lève, regarde par la fenêtre, et marche jusqu’au salon à grands pas. Jamais on ne devine ses jambes, mais parfois elle y pose ses mains en écartant les doigts. Elle plie alors légèrement les coudes. D’elle, c’est cette silhouette que je trouve belle.

C’est Chopin quelle préfère. Elle dit que c’est plus simple, pour ses doigts, et que ça a quelque chose de séduisant, de désuet. Monsieur Rosenfelt est assis près d’elle. Il s’amuse, et lui demande s’il n’y a plus que ce désuet-là pour la séduire. J’entre au salon. Elle baisse les yeux, sa voix se fait triste :

— Quand je chantais...

Elle s’est interrompue, l’a regardé, puis a tourné les yeux vers moi. Elle m’a demandé de sortir. Monsieur Rosenfelt a fait un signe de tête. Je suis sorti.

Au-dehors, c’est le silence. Comme un vide grisâtre qui se répand souvent dans toute la maison. Tout y est avalé par l’immobilité. Pas de poussière. Rien ne peut s’y perdre, rien ne peut y être ajouté, jamais. J’ai pourtant cherché longtemps, pendant leur absence. Dans les placards, dans les tiroirs. J’ai appris par cœur chaque recoin. Mais pas une feuille, pas un livre, rien.

Ils ont, un jour, parlé d’une cave. Ce doit être cette sorte de trappe, dans la cuisine. C’est toujours Monsieur Rosenfelt qui y descend. Ils ne m’en ont rien dit, et je n’ai jamais trouvé la clef.

Il n’y a rien à détruire. Tout autour, c’est comme l’absence. Rien à faire. Rien. Le vide n’est pas en moi. Il est moi et tout autour, tranquille et simple.

Ses jambes semblent, à chaque pas, se débattre sous sa robe longue et noire. Je la regarde, je la guette. Ses doigts écartés sur ses hanches, les coudes légèrement pliés, elle marche. Elle lève la tête, son front se plisse. Elle se tourne vers moi en désignant le haut des murs :

— C’est sale, non ?

Elle prend un air inquiet, ses gestes deviennent incertains, saccadés :

— Vous comprenez, j’aime tellement ces murs...

Elle se tourne, se retourne, pose sa main sur sa poitrine. Elle parle vite. Elle dit n’avoir jamais supporté cette idée d’accrocher quelque objet sur ces murs. Sa voix se casse. Elle parle, et il me semble quelle crache :

— Des tableaux ! Des portraits, des peintures ! Des traces !

Elle crie :

— Des traces ! A tous, il leur faut des traces ! Elle traverse le salon à grands pas. Maintenant, elle rit d’un rire grave et forcé, un rire sans joie. Puis elle se dresse, comme triomphante :

— Moi pas ! Jamais ! Jamais !

Ce soir, ils sont ivres. Lui, doit être étalé dans l’un des fauteuils de velours rouge du salon. Elle est au piano. Elle cherche un air et fredonne. Il crie :

— Madame Rosenfelt ! Il faut rouvrir les bordels, Madame Rosenfelt !

Elle rit. Elle cherche encore du bout des doigts un air à fredonner. Il crie plus fort :

— J’ai de l’argent et j’en ai marre de me branler, Madame Rosenfelt !

Elle sourit. Ses doigts sur le piano se font plus lents. Il crie encore qu’il n’y a pas de justice.

Elle se tourne vers moi. Son regard est dur et froid. Puis elle sourit, comme par indulgence. Elle balance son bras, ferme les yeux, jette sa tête en arrière, et s’en va dans le salon. Je ne vois plus que son dos long, creusé. Elle me demande d’apporter une autre bouteille.

Je suis fatigué. La lumière trop blanche de la cuisine me fait mal. Je les entends rire, puis se taire. J’ai peur, je ne veux pas y aller, interrompre leur silence. Monsieur Rosenfelt crie, demande la bouteille. Seuls ses yeux bougent. Sa tête semble envasée dans le fauteuil rouge. Il esquisse un demi-sourire de satisfaction. Elle s’appuie contre l’une des grandes fenêtres du salon. Elle me demande de m’approcher. Elle pose une main sur mon front, la fait glisser jusqu’à mon cou. Elle dit me trouver pâle, elle rit, et crie que son verre est vide. Un autre verre pend au bout du bras ballant de Monsieur Rosenfelt. Je les sers, et m’apprête à partir. Mais elle a mis une main sur mon épaule. Doucement, elle prend la bouteille et la pose sur la petite table. Elle me regarde. Sa main est venue sur ma joue. Elle me demande si tout va bien, si je n’ai besoin de rien. Monsieur Rosenfelt s’est tourné vers nous. Seule sa tête dépasse du dossier rouge. Son regard est vague. De nouveau, elle dit que je suis si pâle. Puis elle jette sa tête en arrière, met sa main sur son ventre, se courbe, se cambre. Son rire est fort, elle pleure. Lui, rit aussi, du même rire gras.

J’ai peur, je sors. De la cuisine, je les entends rire encore longtemps. Ma chambre est blanche. C’est à l’étage. Il y a leur chambre, la salle de bain, et ma chambre blanche. Le velours du couloir est du même rouge que celui des murs et des fauteuils du salon.

Je sens palpiter une veine, au-dessus de ma tempe gauche. C’est étrange, cette impression qu’un ver s’agite sous ma peau. Je voudrais dormir. Mon corps est lourd et trempé. Mes mains glissent. La chaleur écrase tout, comme une masse gluante.

J’entends le piano, vaguement. Elle ne chante pas.

Lorsque je suis arrivé, Madame Rosenfelt ne m’a posé aucune question. Elle a trouvé curieux que je sois sans bagage, puis elle a souri sans me regarder :

— Votre visage me plaît. Je ne veux rien savoir. Nous verrons bien si nous nous entendons ou non.

Un air au piano, lointain et doux. Aucun bruit. J’ai dû m’endormir tandis qu’elle jouait encore.

La maison est propre. Comme d’habitude, je n’ai rien à y faire. Tout est là, figé. Je prépare le café. Monsieur Rosenfelt doit être déjà parti. Quand il rentrera, il laissera sa voiture à l’entrée du chemin qui borde la maison. C’est à cause d’elle. Elle dit ne pas supporter le bruit du moteur, le bruit de la portière quand il arrive. Savoir qu’il est là, au-dehors, qu’il va entrer. Elle dit qu’elle supporte l’ennui, parfois, quand il ressemble à la paresse, mais quelle déteste l’attente, si courte soit-elle.

C’est un chemin sur lequel aucune autre voiture ne passe jamais. Et le silence enrobe tout de sa pesanteur, même si souvent quelques chats s’ébattent autour de la maison.

 

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