Panier: 0

Ingold, Felix Philipp

Vie éternelle

Vie éternelle se présente comme une enquête sur la disparition d'un obscur bibliothécaire de Bâle, Hermann Ingold. Bien des années plus tard, un "Narrateur" rassemble des témoignages oraux sur la personnalité énigmatique de cet "homme sans qualités" (si ce n'est d'être juif et de porter le même nom que l'auteur). Ce Hermann Ingold, d'une "normalité abyssale", à la vie extrêmement rangée et étriquée, attends la fin, la mort avec passivité, dans une sorte de résignation fataliste. À l'issue d'un concours de mots croisés, Ingold gagne un "voyage pour deux personnes" en Forêt noire avec un groupe de randonneurs nazis "pour découvrir la nature et la culture allemande". Il disparaîtra probablement dans un camp de concentration. Ce récit, riche d'allusions : au Bartleby de Melville, au discours de rectorat d'Heidegger (qui interdisait aux Juifs la fréquentation des bibliothèques) est d'une étrange force et d'une intensité remarquable. Il se hausse au niveau d'un conte philosophique de notre temps. Traduit de l'allemand par Léa Marcou. 122 p. (1994)

Romancier, poète essayiste, Felix Philipp Ingold est né à Bâle (Suisse) en 1942. Il  a enseigné le russe à Zurich et a été professeur de culture et histoire sociale russe à l'Université de St Gallen. Auteur d’essais, de romans, de poèmes. En français, Outre son roman Vie éternelle (Maurice Nadeau) on peut lire en français des poèmes extraits de Restnatur / Nature restante dans Moriturus n° 5. Félix-Philipp Ingold est également traducteur en allemand de poésie russe (Tsvetaeva, Aïgui, Brodsky) et française (Jabès). Félix-Philipp Ingold vit à Romainmotier en Suisse.

Extrait

Ingold. « Un livre que j’aurais aimé écrire : ma vie... c’en est resté à l’état d’essai. » L’histoire aurait commencé par un phénomène céleste. Tout là-bas. Une pierre incandescente, énorme, au loin. Et qui disparaîtrait aussitôt. La comète d’Ingold. Commencement et fin tout à la fois. « Mais c’était avant mon époque. »

La chose filait avec une sorte de roulis comique... Pierre ou planète... Survolait l’Europe, coucou et adieu, laissait l’Europe derrière elle. On s’arrêtait dans la rue, s’immobilisait en plein milieu d’un pas, on tendait quelques instants son visage à la lumière nocturne et... mais la comète n’interrompait qu’un instant son cours incertain. Comme si elle s’était cognée... là-bas... à la coupole de la grande poste.

Peut-être ne s’était-elle montrée dans notre ciel que dans ce seul but... disparaître.

« Celui-là. Là-bas. L’homme à l’échiquier. C’est lui, ç’aurait pu être lui. Il joue contre lui-même. Assis là des heures durant, penché sur son échiquier. Cloué là, le regard fixe comme s’il contemplait ses vomissures. » Ingold : « Ce type, je ne jurerais pas que moi je ne pourrais jamais être comme ça. »

Pas moyen de le définir autrement. « Je pense : inimaginable, et... mais voilà, je commence à me souvenir. Oui. Ingold est mon invention, vraiment, il a vécu. » Une contradiction dans les termes. Mais c’est vrai. « Difficile à dire en quoi Ingold était à l’époque différent de nous autres. » De toute façon, c’est difficile de parler de différences quand on est entièrement tributaire de sa mémoire. « Comme moi. » En ce qui concerne Ingold, le narrateur est totalement à la merci de sa mémoire. Et on a effectivement du mal à se souvenir de quelqu’un comme Ingold. Après si longtemps. « D’un bonhomme sans signes particuliers, de quelqu’un comme moi. »

Ingold était le personnage le moins remarquable, le plus discret qui soit. C’était ça qu’il y avait en lui d’insolite, d’inconfortable : son insignifiance. Sa présence avait, peut-être à cause de cela, quelque chose d’embarrassant. « Ingold n’était si l’on peut dire presque personne, presque rien, moins que... par exemple une mouche, qui éprouve du moins quelque chose comme une aspiration, l’aspiration à être découverte, écrasée du poing ou avec la tapette. Chez Ingold, pas de semblable désir, pas de peur non plus, il semblait simplement s’attendre au pire... attendre la fin. Peut-être un espoir, mais peut-être pas », dit le narrateur.

« Ce qui nous dérangeait, et je pense pouvoir parler en notre nom à tous, ce qui nous dérangeait en lui était précisément cette absence de différences, d’anomalies... » Qu’Ingold n’eut pas de bec-de-lièvre, pas de pied-bot, pas même de taches de rousseur, qu’il ne clignotât point de la paupière gauche, ne présentât extérieurement aucune sorte de déviation vers le grandiose ou le maladif était assurément la première chose qui se remarquait chez ce non-remarquable, sa normalité tranquille, pour ainsi dire foncière et pourtant d’une certaine façon impénétrable. « Nous ne nous distinguions guère de lui. Mais pourquoi... comment a-t-il été possible que de son côté... d’un autre côté il différât à la fois aussi fortement et aussi subtilement de nous. »

« D’un autre côté, je m’étais toujours représenté Ingold comme ça. En tout cas bien avant la date où commence ma petite histoire », dit le narrateur. « Aujourd’hui encore je le vois devant moi... d’une propreté inexpressive, impitoyablement respectable, désespérément seul. Et comment aurais-je pu m’en séparer de nouveau, comment aurais-je pu désapprendre son nom, après avoir eu tant de peine et déployé tant d’ingéniosité pour me le fourrer dans la tête », dit le narrateur. « Presque un Bartleby . »

Qui le connaissait depuis plus longtemps ? « Je l’ai connu avant que ne commence cette histoire. En y regardant de plus près, je crois qu’il y avait bien quelques différences, je veux dire... un aspect un peu différent. Même si ce n’était rien de particulier. Bien qu’Ingold fût précisément à cet égard... je veux dire à l’égard de ce que pouvait livrer son aspect extérieur, précisément à cet égard il était particulièrement... je dirai... particulièrement insaisissable. Un homme particulièrement insaisissable. On ne peut rien en dire de plus, sans même parler de sa vie intérieure. Rien que brouillard. »

Et gris aussi son habillement. Jamais Ingold n’a porté autre chose que ce gilet et par-dessus le complet en flanelle gris ciment plutôt trop juste et déjà quelque peu avachi, avec lequel son visage gris... gris pêche faisait à peine contraste. De sorte que l’impression d’ensemble qui s’en dégageait c’était toujours le gris. « Encore que je me demande si le gris était en l’occurrence une couleur, ou simplement un mot qu’appelait cette sensation chromatique uniforme », dit le narrateur.

Ingold semble ne s’être senti bien, chez lui comme il a dit un jour, que dans de vieilles nippes usées. Il portait ce costume été comme hiver. « De l’hiver trente-huit à l’été trente-neuf nous avons travaillé ensemble presque quotidiennement. C’est-à-dire, nous nous rencontrions régulièrement à dix-huit heures trente quand il venait me relayer dans la salle de lecture et prendre le service du soir. Pour autant que je me souvienne, Ingold a toujours fait le service du soir, de dix-huit heures trente à vingt-deux heures trente, il avait un emploi temporaire à cinq huitièmes de temps. Il était le parfait agent auxiliaire. »

Au reste il présentait tout de même une tache de couleur, à savoir les trois crayons jaune kodak de longueur différente, bien astiqués, toujours taillés de frais et exhalant une odeur épicée, fichés dans l’étroite poche-gousset cousue sur son gilet. « Ce qui attirait mon regard à chaque fois que, avant de prendre son service, il enlevait son veston pour enfiler consciencieusement ses manchettes de lustrine... des manchettes noires brodées de roses grises stylisées qu’à première vue j’avais prises pour de petites têtes de mort. Nous avons rarement causé ensemble. Comment ça va. Rien de particulier. Déjà entendu. Moi non. Mais quoi. A Paris. Par qui. Pourquoi. Nous nous entendions bien, je crois. Attentat contre un diplomate allemand. Au revolver. Le meurtrier a pris la fuite, a été appréhendé. Grünspan. Peuple allemand profondément indigné, manifestations spontanées. Juste colère s’est exprimée dans tout le Reich, parfois avec violence. Synagogues incendiées. Vitrines de magasins et installations intérieures brisées. Le jour même arrêté du Reichsführer SS comme quoi les personnes qui, etc. La réponse définitive à l’attentat sera apportée par voie législative. » « Mais l’actualité laissait Ingold indifférent, sa vie se déroulait ailleurs, il semblait y assister de l’extérieur, en spectateur fortuit peu curieux », dit le narrateur. « Sans crainte. »

A une question, Ingold répondait toujours par une autre question, que presque toujours il posait avec... à voix si basse qu’il semblait se parler à lui-même. « Il levait rarement les yeux quand je prenais congé de lui après que nous avions échangé quelques mots, il était déjà replongé dans ses rébus. » A la fade odeur d’encre suspendue en permanence tel un dôme invisible au-dessus du bureau des prêts se mêlait invariablement, quand Ingold était de service, un arôme de bois de cèdre fraîchement scié.

Les petites différences existant malgré tout, les petites particularités qu’il avait malgré tout, il fallait se trouver tout près d’Ingold pour les discerner, il fallait en quelque sorte être son familier ce qui n’était pas si facile, il fallait d’une certaine manière le trouver intéressant pour ne pas simplement passer à côté de lui sans le voir quand on le croisait dans un couloir ou dans la rue. « Sur le terre-plein du tram, au milieu de tous les autres passants, je ne l’aurais sûrement pas repéré, sauf si je l’avais... si nous nous étions cognés l’un à l’autre. Sa banalité était son déguisement. »

La démarche lourde, le vêtement gris ciment, le long regard dans le vide.

« Ce n’est que lorsqu’un jour je lui suis vraiment rentré dedans... c’était dans l’escalier menant à l’entrée principale, il arrivait, je partais, j’étais pressé... et qu’il a brièvement tourné la tête vers moi, que j’ai eu sous les yeux une fraction de seconde sa nuque inclinée soigneusement rasée, l’oreille presque translucide aux veinules rougeâtres et au duvet blond, la tempe blonde, devant elle l’écran ombreux de la main levée, puis le coin de l’œil fortement plissé et, surprenant vu par l’arrière en profil perdu, un nez proéminent bien que pour ainsi dire pensif, son nez.

Rien d’autre ne m’est resté en mémoire, et pas non plus la voix d’Ingold.

En savoir plus...

"Hermann Ingold (1913-1942) est un parent de l'auteur. Obscur bibliothécaire à l'université de Bâle, il mène avec une obstination déconcertante une existence sans éclat. Il mourra dans l'anonymat, dans un camp de concentration en Allemagne, comme si sa volonté de néant ne pouvait s'accomplir ailleurs, comme si sa carapace d'indifférence devait un jour se briser contre la vulgarité et la brutalité de la culture allemande revue et corrigée par les nazis.

Felix Philipp Ingold, fasciné par ce personnage étrange, a donc décidé de mener une enquête, mi-littéraire, mi-philosophique, pour comprendre comment un homme peut tisser la toile de ses défaites, comment un homme peut aspirer à être effacé comme un mot qu'on gomme." Roland Jaccard, Le Monde, 23 12 1994.

Retour

€ 13.00