Moi aussi un jour, j'irai loin
Dépossédé de ce qu'il croyait être sa vie, Pierre Lômeur, 43 ans, divorcé, chômeur de longue durée, vit dans un studio rez-de-chaussée d'un quartier populaire parisien. La journée, je n'ai souvent rien à faire. Alors je me pose des questions, plein de questions, sur ma vie et le reste, n'immporte quoi, il y en a trop, je voudrai bien m'arrêter, c'est impossible." Il s'accroche aux riens de la vie, à des bouts de rencontres. Autant d'espoirs toujours déçus, autant d'étapes sur un chemin sans fin qu'il doit continuer de parcourir. Il pense avoir atteint le bout, mais sortant de l'hôpital où il a été remis en selle, il formule cet espoir dérisoire, souvenir d'enfance peut-être : moi aussi un jour, j'irai loin. 219 p. (1995)
Dominique Fabre est né en 1960 à Paris. Il a exercé divers métiers, en France et aux Etats-Unis. Il enseigne l'anglais en banlieue parisienne. Moi aussi un jour j'irai loin est son premier roman. Par la suite, il a publié un grand nombre de romans chez d'autres éditeurs. Il a obtenu Le Prix Louis-Barthou (2003), le Prix Eugène-Dabit du roman populiste (2104) et le Prix de l'Académie française Maurice-Genevoix (2015).
Extrait
Thérésa
Au total je ne sais pas que dire. Quand j’ouvre les yeux, je mets quelques secondes à m’en apercevoir, il y a un bref moment pendant lequel il me semble que je pourrais les refermer jusqu’à un ou même deux jours plus tard. Quoi qu’il en soit, à mon réveil, le jour est déjà bien entamé, depuis quelques mois j’en suis venu à dépasser les dix heures du matin. 10 heures 10, 10 heures 20, à chaque fois je regarde ma montre. Le temps que ma vue s’acclimate, je ne me demande pas si je suis fatigué, ou si je suis en forme, j’attends déjà. Ce qui m’étonne dès le matin par exemple, c’est que je sais déjà le temps, l’allure de l’après-midi, derrière mes volets fermés. Avant, j’habitais en étage, il n’était pas nécessaire que je ferme les volets. Après mes revers de fortune, comme je dis toujours, j’ai dû déménager dans un rez-de-chaussée, et même si la rue que j’habite n’est pas très passante, je sais qu’il suffirait d’une seule fois pour qu’un voleur vienne tenter sa chance chez moi. Pour lui ce serait facile. Du coup, je me protège.
Le matin mon corps est engourdi, surtout l’hiver, souvent je dors avec les mains sous mon ventre, face contre terre, pour me tenir chaud. J’ai un radiateur électrique, mais ça me coûte trop cher si je le laisse toute la nuit. Et puis ça me rassure de me toucher quand je dors, mon ventre est toujours chaud, il ne se fait pas de soucis mon ventre, c’est idiot, j’ai le nez dans l’oreiller. Parfois aussitôt que j’ouvre les yeux je me demande où je suis, mes draps ne sont pas de première fraîcheur, mon imagination démarre facilement entre leurs plis. Je n’ai rien d’autre à faire, la plupart du temps. Qui n’est pas toujours gris, loin s’en faut, plus loin au fond du ciel c’est bien rare qu’il n’y ait pas une flaque de bleu, un îlot de gros nuages blancs, ou bien un dégradé de gris qui attire l’œil, car depuis quelque temps aussi dès que je me lève j’ouvre les volets pour regarder en haut. Mon pas est encore mal assuré mais ce n’est qu’une petite chambre, là où j’habite, au rez-de-chaussée. A 10 heures 10, ou 20, il y a bien peu de gens dans ma rue, de ma fenêtre au début que j’étais ici je ne cessais d’épier, pas comme le ferait un concierge, je ne cessais d’épier pour être sûr de ne pas être pris au dépourvu par un regard du dehors qui me cueillerait sur le vif, chez moi. Car il me vient à l’esprit des choses étranges, depuis que je suis dans la mouise, c’est ma claustrophobie, j’ai peur qu’on me découvre d’un seul coup d’œil, parfois, il suffit d’un regard quand je marche dans la rue pour que je perde contenance, je rougis jusqu’à la racine de mes cheveux, qui sont ternes et que je perds. Mais qu’est-ce qui lui est arrivé ? j’ai l’impression qu’ils se disent. Regardez-moi ce type, il est foutu, rien à faire. J’ai l’impression que leurs regards me mettent à nu, pourtant ces types ont l’œil aussi morne que quand on lit un programme de télé. L’œil morne, mais avide. Je me raisonne, je sais bien qu’ils s’en moquent, mais je rougis quand même.