Le docteur Ineòtis
C'est avec Le docteur Ineòtis (1971) que Georges Cheimonas, à trente-trois ans, s'est imposé en Grèce comme un écrivain majeur de son temps. C'est dans ce récit qu'apparaît ce qui sera le thème central des livres suivants : la fin du monde et de l'homme, qui est aussi un recommencement. Le Docteur Ineòtis est parcouru, malgré les visions terribles et cruelles qui le traversent, par une joie et un amour très étrange. Traduit du grec par Michel Volkovitch. 64 p. (1996)
Georges Cheimonas, traducteur de grec ancien et de Shakespeare, psychiatre, est né en 1938 à Kavala en Grèce du Nord, qu’il a enfant, quitté pour Thessalonique. A Paris, de 1961 à 1967, il s’est spécialisé en neuropsychologie à la Salpêtrière, puis auprès de Jean Delay à Sainte-Anne. Il a été ensuite psychiatre à Athènes, et a partagé son temps entre l’hôpital, son domicile et son bureau, triangle dont il disait ne sortir que pour des promenades à l’Acropole, dans les ruines, et les musées. Il est mort à Paris en 2000.
Extrait
I
Une espèce d’hommes nouvelle va devenir une espèce autre soudaine. Une race nouvelle absolue et ils auront une incroyable perfection. Les hommes anciens et ce peuple terrifié doivent disparaître. Il est prévu qu’ils mourront un certain jour. Mais ils doivent rentrer chacun dans son pays pour mourir. Le Docteur Ineòtis sort lui aussi et part avec les autres. Il a pour compagnon un gitan qui aiguise des couteaux. Quand l’heure est venue de mourir ils ont appris qu’ils ne mourraient pas de mort naturelle et sans douleur comme on leur avait dit. Mais d’une mort calculée qui torture comme un châtiment.
II
Au matin les hommes sont partis pour aller mourir comme on leur a dit. On leur a ordonné de rentrer mourir dans les villes et les villages pluvieux où ils étaient inscrits. Comme un recensement ou un acte officiel ils allaient mourir tous en un jour mais dans leur pays. La Grèce était bouleversée. Mais sans plainte et sans colère. Mais dans la peur et un silence misérable. Les familles sont sorties dans les rues et s’en allaient. Le Docteur Ineòtis a vu un instant et il a vu au bord du chemin des excréments blonds de petits enfants. Il a fondu en larmes imaginant les viscères et les viscères étincelants des enfants devenus des peaux sèches sous le soleil immobile puis il a dit je suis très sentimental et de toute façon je ne pouvais plus vivre et de toute façon je devais mourir au plus tôt puis il a crié à la foule et comme un prophète fou il criait que ce n’était pas une injustice et que notre mort est nécessaire puisque l’espèce nouvelle. Avance et danse il est parti avec les autres et avec lui le rémouleur. Un gitan de quartier trimballant la meule sur son dos accompagnait le Docteur Ineòtis et ces deux-là qui allaient toujours ensemble. Le voyage a duré un jour et une nuit. À l’aube en ce jour fixé les hommes sont arrivés au lieu de leur mort. Ils ont dressé des tentes allumé des feux blancs sous le ciel blanc comme une gorge humaine et les hommes attendaient. Puis la nouvelle est arrivée ils ont compris qu’on les avait trompés pris au piège. Ils ne mourraient pas comme promis de mort naturelle dans un sommeil mais de façon terrifiante. Des fous enragés les mettraient en pièces et les brûleraient vivants les éventrant avec d’horribles barres de fer rouillées de celles qui s’entassent dans les gares fermées. Châtiment terrifiant mais juste. Ils ont tourné les yeux tous avec terreur et surtout amertume ils ont tourné leurs yeux pleins d’amertume vers le Docteur Ineòtis.
III
Pendant cinq heures le Docteur Ineòtis n’a pas levé la tête et regarde ses mains. Soudain il a relevé la tête. Les anges assemblés devant la porte ouverte le regardant. Les anges sont ce qu’il ne dira pas ce qu’il ne trouvera pas ne saura pas et toute sa vie tourmentée ne peut les contenir ils n’auraient pas de fin. Ils ne deviendraient pas eux qui étaient prêts pourtant depuis un temps incalculable et se pressaient dans le couloir obstruaient les fenêtres. Emplissaient l’escalier l’hôpital vide et parvenaient jusqu’aux Sept Tours. Leurs ailes hérissées mais figées salies par la poussière et la chaux. Les anges ne sont pas mais les anges sont des pères obscurs mais jeunes au-dessus du blanc à ce blanc et brûlés à ce brûlé au-dessus des creux blancs aux yeux brûlés il observe au désespoir et en même temps provocant il observe les hommes. Aucun homme ne me vaut. Les hommes sont des fragments humains. Suspendus tournant très lentement couverts d’une croûte épaisse de graisse d’un poisson inconnu qui les protège du froid insoutenable et multicolores à cause d’une lumière. Ayant froid cette nuit-là il a rêvé d’un feu a saisi le feu le met sur sa tête et son ventre et son visage avec des cendres glacées et se déplace la nuit quand crèvent une ou deux heures après minuit fruit d’une vieille maladie et s’ouvrent et coulent ces glandes où percent les pustules gonflées et comme pris d’épilepsie il se raidit écumant sanglant s’appuie aux collines alentour et court aux buissons aux branches vengeresses touffes de la tête souriante et terrifiante du dieu qui court vers là-bas et toute sa vie aussi vers là-bas le Docteur Ineòtis toujours vêtu de noir avec une chaîne d’argent et le rémouleur le gitan noiraud joyeux mais muet. Il a vu les gens qui vont mourir mais comment leur parler leur annoncer puisque les grands savoirs sont comme des âmes étrangères. Joyeux pourtant non sans malice il a rejoint la foule qui s’en allait. À côté de lui le rémouleur. Ils avançaient dans le soleil et il s’est souvenu d’une scène ancienne dans un immense aérodrome désert. Elle l’avait profondément secoué rendu malade il s’en souvenait à cause du soleil. Il était avec six personnes mais celles-ci l’avaient laissé sur le bitume pour entrer dans l’aérodrome désert. Il y avait là un tracteur et ils ont grimpé démarré. Lui était resté sur la route et eux sur le tracteur s’en allaient dans l’aérodrome. Ils poussaient des cris sous le soleil brûlant aveuglant. L’une des filles était boiteuse et petite comme rachitique et portait de grandes boucles d’oreilles bleues pendantes elles étincelaient au soleil. Elle dansait sur le tracteur et les autres l’appelaient Erika. Ils s’éloignaient vers le centre de l’aérodrome et enveloppés de ce lourd soleil avaient disparu à cent mètres de lui resté aux limites de l’aérodrome. Il tremblait et ressentait profondément cet effacement dans le soleil comme avaient dû le sentir ceux du tracteur disparaissant et même il avait cru entendre l’aspiration. L’histoire d’un amour où une femme soleil tombait amoureuse de quelqu’un. Ses iris comme rouges elle était venue de Beyrouth. On l’en avait chassée pour une histoire de mauvais œil. Elle l’avait aimé aspiré comme faisait ce soleil et il avait beau faire et se débattre il ne pouvait y échapper elle l’avait avalé comme un trou brillant et sans passion mais immobile et sans un mot dans une douleur insoutenable comme un soleil de loin le brûlaient ses yeux rouges. Sur la route un jeune homme se mourait pour une raison inconnue et le Docteur Ineòtis s’est penché une femme pleurait disant non demain mon garçon demain non pas avant demain soudain un homme se rue. Empoigne furieux le jeune homme et le traîne par les pieds l’a traîné sur la route a crié furieux en larmes et plein d’une folle haine a crié c’est pour demain pas aujourd'hui lève-toi. Puis le laissant a quitté la route et couru jusqu’à s’écrouler. Le Docteur Ineòtis penché sur le jeune mourant lui a dit enthousiaste et fanatique ceux-là ne seront pas comme nous il s’est produit un changement terrible et même par le corps il se peut qu’ils diffèrent a pensé le Docteur Ineôtis et une mélancolie s’est abattue comme un évanouissement sur son cœur avec une panique brutale car il sentait combien sa fin serait définitive irréparable. Un changement qu’on appelle cosmoïbérique dit le Docteur Ineòtis méchamment au jeune homme comme avec rancune et comme si ce nom avait un sens révélateur et un sens obscur inhumain. Vers le soir ils étaient à un fleuve et là ils ont passé la nuit. Soudain de l’eau immobile a surgi soudain une grande foule et les rives en étaient inondées. L’homme était un soldat triste mais la femme avait une bonne humeur. Sa bonne humeur brillait sous son silence. Dans la vie courante elle devait être une de ces jeunes femmes vives et joyeuses riant d’un rien qui taquinent tout le monde. Elles rient aux éclats s’appuient contre la porte pour ne pas tomber de rire et quittent la fenêtre en cachant dans leurs mains leur visage clair. Le Docteur Ineòtis s’est troublé. Quelque part dans la nuit Tenaghné a resplendi aussitôt éteinte. Tenaghné est une femme nue toute blanche aux longs cheveux noirs. Elle est très belle et se tient toujours à genoux les talons sous ses cuisses écartées la tête un peu penchée en arrière. Quand ils sont repartis la nuit allait finir et à l’aube ils arrivaient au lieu fixé. Découragés le visage couleur de cendre et des voix perçantes se brisaient ici et là des caillots de lave et des sauterelles terrifiées jaillissaient tandis que couvrait tout le large bruissement d’herbes des souffles rompus et l’on entendait le soleil se décoller comme un coquillage des rochers du ciel et les hommes à la merci de l’aurore l’heure ! l’heure ! a hurlé le Docteur Ineòtis enthousiaste et il pensait au miracle et à la justice et le rémouleur qui riait mais la nouvelle est arrivée. Qu’ils ne mourraient pas simplement sans rien sentir comme on leur avait dit mais qu’une mort indicible et orgiaque mettrait fin à leur vaine et misérable vie. Tout s’est pétrifié. Avant que la main s’avance et que ploie le genou avant que la peur brise les anneaux serrés de la tête et du ventre et que l’endroit s’emplisse de cris de larmes d’urine de merde.